2ème partie En 2002, le même Bernard Rey avait tenté de nuancer un peu le dogme des compétences en y distinguant les «compétences de premier, deuxième et troisième degré», ce qui revenait à «reconnaître l'utilité des automatismes dans le fonctionnement cognitif des individus» [Rey 2005, Crahay 2006] (15). Dans le même numéro des Cahiers, Dominique Lafontaine (ULg) évoquait le «désarroi des enseignants et des praticiens de terrain qui se demanderont légitimement comment les décideurs les ont lancés si vite dans une aventure pédagogique dont les périls paraissent nombreux ». Mais la contribution la plus forte et la plus surprenante fut assurément celle de Marcel Crahay. Celui qui avait été l'une des chevilles ouvrières des réformes en Belgique francophone à la fin des années 90, y qualifiait désormais l'approche par compétences de «mauvaise réponse à un vrai problème». Sur le plan théorique, il estime aujourd'hui que le concept de «compétence» est une «illusion simplificatrice », qu'elle n'est «pas étayée par une théorie scientifiquement fondée» et qu'elle « fait figure de caverne d'Ali Baba conceptuelle dans laquelle il est possible de rencontrer juxtaposés tous les courants théoriques de la psychologie quand bien même ceux-ci sont en fait opposés ». Ces critiques, Marcel Crahay les reprendra et les développera dans un article écrit pour la «Revue française de pédagogie» [Crahay 2005, Crahay 2006] (16). Nous-mêmes avons consacré deux conférences, l'une à Mila et l'autre à Batna, à la critique de l'approche par compétences et, plus particulièrement, aux difficultés rencontrées par les enseignants pour la mise en œuvre des nouveaux programmes, des socles et des compétences terminales dans quelques matières (mathématiques). Sans parler de l'ignorance manifeste de nos enseignants quant aux tenants et aux aboutissants de cette approche, et surtout son rejet. Dans le présent article nous entendons approfondir cette critique et montrer que: 1. derrière l'approche par compétences se cachent essentiellement des objectifs économiques liés à l'évolution du marché du travail; 2. l'approche par compétences constitue bel et bien, quoi qu'en disent ses défenseurs, un abandon des savoirs; 3. l'approche par compétences ne peut en aucune façon se réclamer du constructivisme pédagogique; il se situe en réalité à l'opposé des pédagogies progressistes : Construction d'une école démocratique ; 4. loin de favoriser l'innovation pédagogique, l'approche par compétences enferme les pratiques enseignantes dans une bureaucratie routinière; 5. l'approche par compétences est un élément de dérégulation qui renforce l'inégalité (sociale) du système éducatif. Un concept lié historiquement à l'ère de la globalisation : Phénomène de mode ? On serait tenté de le croire en observant le côté fulgurant de la diffusion du vocable «compétences». En analysant le catalogue du Système Universitaire de Documentation (SUDO) français, on observe que ce terme était quasiment absent de la littérature scientifique jusqu'à la fin des années 80. De 1971 à 1975, par exemple, on recense à peine 33 ouvrages francophones comportant le vocable «compétences» dans leur titre. Il y en a 615 entre 2001 et 2005. Nous avons rapporté ces chiffres au nombre total d'ouvrages relatifs à l'enseignement (ceux dont le sujet comporte les mots «éducation», «enseignement » ou «école»). On constate que l'occurrence relative du terme «compétences» explose littéralement à partir du début des années 90. C'est-à-dire au moment précis où l'on commence à parler de «société de la connaissance», de «mondialisation» et de «globalisation. A qui profitent les compétences ? Dès que l'on gratte un peu le discours romantique de certains pédagogues, l'approche par compétences se dévoile pour ce qu'elle est : une conception de l'éducation entièrement vouée à faire de l'école un instrument docile au service de la rentabilité économique et du profit. D'emblée, on ne peut qu'être frappé par l'étroite filiation entre, d'une part, l'approche par compétences dans le monde de l'enseignement et, d'autre part, la recherche de compétences au profit de la compétition économique dans le monde de l'entreprise. Les concepts de «familles de tâches» et de «référentiels de compétences», par exemple, sont nés directement dans les entreprises : confrontés à un rythme d'innovation croissant, leurs services de formation ont eu à effectuer de plus en plus souvent une analyse précise des tâches et à identifier à partir de là les compétences requises chez les travailleurs. Christiane Bosman, François-Marie Gérard et Xavier Roegiers, trois acharnés promoteurs de l'approche par compétences rattachés à lUniversité Catholique de Louvain-la-Neuve (UCL), expliquent fort clairement comment ces concepts sont ensuite passés progressivement dans le domaine de l'enseignement, professionnel d'abord, général ensuite. Leur analyse mérite d'être citée in extenso : «Ces services de formation pouvant être coûteux pour l'entreprise, celle-ci a évidemment intérêt à agir sur l'école pour la pousser à transformer ses programmes en termes de compétences. (...) C'est ainsi que les pressions des entreprises européennes sur les autorités de l'Union Européenne amenèrent celles-ci à débloquer d'importants crédits autour du projet UNICAP (Unités Capitalisables). Ce projet consistait à définir pour chaque catégorie de métiers un référentiel de compétences et à répartir la formation en unités capitalisables progressives (...) Essentiellement tournées sur les référentiels de compétences de métiers, ces initiatives débouchèrent assez vite sur la constatation que les référentiels de compétences des métiers exigeaient, surtout pour des métiers de haut niveau, des compétences transversales ou génériques, c'est-à-dire s'exerçant sur des situations très diverses, telles par exemple; interpréter correctement un problème, lire correctement un mode opératoire, aller chercher dans un ouvrage de référence ,les informations utiles pour un certain usage, réagir de façon critique à une situation... Il s'en suivit des pressions auprès des autorités des systèmes éducatifs pour agir auprès des programmes d'étude de l'enseignement général ; et y introduire un apprentissage de telles compétences». [Bosman et al. 2000](17). De même, pour Jean-Marie De Ketele, un autre maître à penser de l'approches par compétences et professeur à l'Université Catholique de Louvain-la-Neuve, « c'est en effet le monde socio-économique qui a déterminé la notion de compétence parce que les adultes que l'école a formés n'étaient pas suffisamment aptes à entrer dans la vie professionnelle » [De Ketele in Jadoulle et Bouhon 2001] (18). Certains continuent pourtant de contester ce type d'explication. D'autres auteurs néo-louvanistes - l'UCL est décidément très active dans le domaine de l'approche par compétences - estiment en effet que «les explications de l'introduction de la pédagogie des compétences par le biais de groupes de pression ou par la volonté de réduire le rôle de l'école semblent erronées et inutiles. Au mieux y a-t-il eu concomitance avec les secteurs d'activité qui ont adopté un concept semblable». Ces auteurs croient pouvoir démontrer l'indépendance de l'approche par compétences par rapport au monde économique en arguant du fait que «l'examen des dates de publication des ouvrages relatifs aux compétences ne permet pas de confirmer l'antériorité des entreprises dans la valorisation des compétences » [Denyer et al 2004](19). L'argument est faible. Car même si l'approche par compétences a pu être développée initialement, sur le plan théorique, hors de toute influence du monde de l'entreprise, il n'en reste pas moins qu'elle s'est avérée être une approche fort intéressante pour les milieux économiques et que c'est très probablement à cela qu'elle doit son succès actuel. Le Suisse Philippe Perrenoud, un autre pédagogue pro-approches par compétences, mais qui se situe résolument à gauche, s'accroche lui aussi à l'idée qu'il serait, « réducteur de faire de l'intérêt du monde scolaire pour les compétences le simple signe de sa dépendance à l'égard de la politique économique ». Il est néanmoins obligé de reconnaître qu'il y a « une jonction entre un mouvement de l'intérieur et un appel de l'extérieur. L'un et l'autre se nourrissent d'une forme de doute sur la capacité du système éducatif de mettre les générations nouvelles en mesure d'affronter le monde d'aujourd'hui et de demain » [Perrenoud 2000] (20). Les compétences à la rescousse L'état de crise économique quasi permanent où se débat le capitalisme emmène ses porte-parole et ses défenseurs à exiger que l'on utilise mieux l'enseignement au service de la compétitivité des entreprises. Mais cette attente entre en contradiction avec l'étroitesse des marges budgétaires et donc l'impossibilité d'augmenter encore le coût des systèmes éducatifs. Du début du XXe siècle jusqu'aux années 80, sous la pression des demandes du marché du travail, l'école secondaire conçue initialement pour les enfants de la bourgeoise s'était ouverte petit à petit aux fils et aux filles des familles populaires. Cette école-là a estimé devoir continuer de faire ce qu'en avaient toujours attendu les parents de la bourgeoisie : amener leurs enfants le plus loin possible. Aujourd'hui, continuer sur cette voie, ce serait du gaspillage, estime l'OCDE, car «tous n'embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la nouvelle économie - en fait, la plupart ne le feront pas - de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin» [OCDE 2001]. Vous avez bien lu : l'école et ses programmes ne doivent pas faire en sorte que tous aillent le plus loin possible. Ce serait, comme le disait Claude Thélot dans son grand rapport sur l'école française, commandité par Jacques Chirac, «une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois» [Thélot 2004] (21). La question fondamentale qui se pose aux décideurs de l'enseignement dans les pays capitalistes avancés est donc la suivante : à quoi doivent ressembler les contenus et les pratiques d'éducation, en particulier pour les années d'école qui sont communes pour tous, si l'on veut que celles-ci répondent aux tendances lourdes des marchés du travail ? L'approche par compétences intervient comme un élément importante de la réponse à cette question, parce qu'elle permet d'atteindre un triple objectif : 1. rapprocher le monde de l'enseignement du monde de l'entreprise ; 2. recentrer la formation, de la maternelle à l'université, sur les exigences premières du marché du travail : l'adaptabilité et la mobilité des travailleurs ; 3. résoudre la contradiction entre un enseignement largement commun (de l'école maternelle jusqu'à 12, 14 ou 16 ans, selon les pays) et un marché du travail de plus en plus polarisé. Le premier point est évident et largement illustré plus haut. Dans son rapport pour la Fondation Roi Baudouin, Chris De Meerler le reconnaît sans ambages : «l'utilisation des compétences présente en tout cas l'avantage d'offrir un langage et un cadre conceptuel communs à l'enseignement et au monde de l'entreprise. Cela n'avait jamais été le cas.» [De Meerler 2006](22). Le deuxième point découle de la nature même de l'approche par compétences. L'élève y apprend davantage à «se débrouiller» face à une situation nouvelle plutôt qu'à acquérir une véritable maîtrise théorique des savoirs. Il arrive qu'un peintre, un plafonneur, un menuisier... doive monter ou démonter une prise de courant. Pourtant, un entrepreneur n'a que faire d'un ouvrier qui saurait interpréter le «voltage» comme une «variation de l'énergie potentielle dans un champ de forces»; en revanche, il attend de lui qu'il sache manipuler un nouveau modèle de voltmètre en lisant son mode d'emploi ou, mieux encore, sans avoir à le lire. Il n'a pas besoin de travailleurs qui comprennent le monde naturel ou social; il a besoin d'efficacité immédiate, dans des situations variées mais dans un champ limité de «familles de tâches». L'approche par compétences est sensée assurer cette capacité d'adaptation face aux mutations technologiques ou aux nombreux changements de postes et d'emplois en cours de carrière. Le raisonnement ci-dessus est encore plus vrai dans le domaine des services. Or, pour Andries de Grip, professeur à l'université de Maastricht, «la plus forte croissance d'emplois se situe dans le secteur des services. On y trouve de nombreuses fonctions où il s'agit moins de mobiliser des connaissances professionnelles précises, mais plutôt des compétences génériques comme la capacité d'analyse ou de communication» [Mulder et all. 2008] (23). Grâce à l'approche par compétences, estime Perrenoud, l'élève sera «capable de mobiliser ses acquis scolaires en dehors de l'école, dans des situations diverses, complexes, imprévisibles » [Perrenoud 1995](24). Pour Guy Le Boterf, expert en management et en développement des compétences et auteur de nombreux ouvrages et articles sur l'approche par compétences, il faut un enseignement qui «ne se limite pas à des savoir-faire ponctuels mais qui prenne en compte la capacité à gérer des situations professionnelles de plus en plus complexes et événementielles. Être compétent ce n'est pas seulement savoir exécuter une opération, mais c'est savoir agir et réagir dans un contexte particulier, c'est savoir faire face à l'imprévu, à l'inédit» [Le Boterf, in Bosman 2000] (25). Pour le groupe de réflexion du conseil d'éducation néerlandais, la flexibilité, l'adaptabilité et la polyvalence sont également les arguments-clés pour l'introduction d'un enseignement orienté sur le développement de compétences. Instruire tous les élèves dans le latin, le calcul différentiel et l'histoire de la littérature, voilà qui est parfaitement superflu et donc, désormais, économiquement inadmissible. Ces savoirs «gratuits» ne sont d'aucune utilité sur le marché du travail. Quant aux savoirs techniques, aux qualifications professionnelles, ils sont trop éphémères, trop vite obsolètes, pour que cela vaille la peine d'encore les enseigner. C'est pourquoi, «l'approche par compétences vise à l'intégration de vastes connaissances professionnelles, de coopérations socio-communicatives, d'une pensée orientée vers la résolution de problèmes et de capacités autorégulatrices. Nous nous dirigeons vers des formations de base plus polyvalentes (...) Etre capable d'agir efficacement dans des contextes changeants exige que les processus d'apprentissages partent de situations réelles, de projets concrets». On retrouve, dans ce discours, «l'idolâtrie de la flexibilité» que Marcel Crahay critique dans l'approche par compétences [Crahay 2005]. Dans les nouvelles relations de travail hyper-mobiles, hyper-flexibles, les vieilles qualifications professionnelles constituent un mode de régulation formation-emploi qui apparaît comme trop rigide. Là encore, les compétences semblent apporter la souplesse réclamée par les employeurs. En revanche, pour les travailleurs, « cette logique de la compétence, imposée sous prétexte de permettre aux entreprises de s'adapter plus rapidement, tend de plus en plus à détruire les formes de sociabilité qui existaient entre les employés» [Elisabeth Dugué, citée par Crahay 2005] (26). Enfin, le troisième point tient au caractère, flexible du concept de compétence lui-même. Il s'agit en effet de réduire les objectifs de l'enseignement obligatoire à ce qui devrait constituer le bagage commun de personnes qui occuperont des emplois situés aux deux extrémités de la hiérarchie du marché du travail, des emplois aussi différents qu'un ingénieur et un vendeur de hamburgers. Ce plus petit dénominateur commun, ce sont les compétences de base, dont différents organismes, comme l'OCDE et l'Union européenne, se sont attelées à établir la liste. On y retrouve systématiquement les éléments suivants : capacité de communication dans la langue maternelle capacité de communication dans une ou plusieurs langues étrangères culture scientifique, technologique et mathématique alphabétisation numérique (utilisation d'un ordinateur) flexibilité et adaptabilité esprit d'entreprise Telles sont les compétences requises pour tous les travailleurs. En effet, les nouveaux emplois «non qualifiés», évoqués plus haut, font tous appel à ces compétences. Aujourd'hui, le travailleur réputé sans qualification doit pouvoir lire et écrire, effectuer une multiplication et une addition, baragouiner quelques mots d'anglais et de néerlandais, utiliser un traitement de texte, effectuer une recherche sur Google, transférer un fichier sur une clé USB, s'exprimer poliment, faire la conversation aux clients, posséder un permis de conduire et trouver sa route avec un GPS. On attend aussi de lui qu'il ait l'esprit d'entreprise et le sens du travail d'équipe, qu'il soit disponible le week-end, qu'il sache se serrer la ceinture, qu'il puisse prendre des initiatives quand c'est nécessaire, qu'il n'en prenne surtout pas quand il ne faut pas, qu'il soit discipliné au travail, qu'il fasse copain-copain avec son supérieur lors du barbecue de fin d'année et qu'il y apprenne avec le sourire qu'il sera viré à la rentrée. L'approche par compétences, le travail sur des projets de mini-entreprises scolaires et le recentrage sur les compétences de base énumérées ci-dessus doivent transformer les travailleurs «non qualifiés» en ces espèces de «bonnes à tout faire» du marché du travail. Leurs compétences de base éparses, partagées par tous, ne devront pas être reconnues comme telles sur le marché du travail, ni donc valorisées. A suivre 15. Hirtt, N., 2005. Pédagogie de l'incompétence. Les nouveaux programmes de physique dans l'enseignement catholique francophone belge. L'école démocratique. 16. Hirtt, N., Pédagogie de l'incompétence. Les nouveaux programmes de physique dans l'enseignement catholique francophone belge. 17. Hirtt, N., 2008a. Pourquoi les performances PISA des élèves francophones et flamands sont-elles si différentes ? L'école démocratique. 18. Hirtt, N., 2008b. Seront-ils des citoyens critiques ?, Bruxelles: Aped. 19. Jadoulle, J. & Bouhon, M., 2001. Interview de J.M. de Ketele. Dans «Développer des compétences en classe d'histoire». Louvain-la-Neuve. 20. Jonnaert, P., 2002. Compétences et socioconstructivisme, De Boeck Université. 21. Lannoye, C. et al. 1999. L'école vit... au rythme de ses tensions, De Boeck Education. 22. Lemaître, D. & Hatano, M., 2007. Usages de la notion de compétence en éducation et formation, Editions L'Harmattan. 23. Letor, C. & Vandenberghe, V., 2003. L'accès aux compétences est-il plus (ini)équitable que l'accès aux savoirs traditionnels ? Cahier de recherche du GIRSEF, (n°25). 24. Ocde, 2001. Quel avenir pour nos écoles?, Paris: OECD Publishing. 25. Parlement européen, 2006. Les compétences clés pour l'éducation et la formation tout au long de la vie. 26. Perrenoud, P., 2000. Construire des compétences dès l'école, Issy-les-Moulineaux: ESF éd.