Comme tout un chacun le sait, les «Accords d'Evian», négociés au cours du mois de mars 1962, entre une délégation du FLN - dûment mandatée par le CNRA, et déléguée par le GPRA - conduite par Krim Belkacem, alors ministre des affaires étrangères du GPRA, et une délégation du gouvernement français, ont conclu avec succès la guerre de libération nationale. Ils comprenaient un accord de cessez-le-feu en seize articles, entré en vigueur à partir de midi le 19 Mars 1962, et une série de huit «déclarations gouvernementales,» dont une déclaration générale, qui fixait l'organisation des pouvoirs publics en Algérie pendant la période transitoire menant vers l'indépendance et établissait les garanties de l'autodétermination sur la base d'un referendum populaire. Les Accords d'Evian : Un Traité International et une Feuille de Route Chacun des termes de l'accord de cessez-le-feu et des déclarations gouvernementales avait fait l'objet de négociations entre les deux parties, couvrait toutes les questions abordées au cours des discussions et constituait les points d'agrément et d'engagement mutuel à leur respect entre les deux parties, et, suivant la terminologie contemporaine, «la feuille de route» des relations futures entre l'Algérie Indépendante et l'ancienne puissance coloniale, une fois les résultats du referendum déclarés. Pour être mises en œuvre, chacun des points de ces déclarations gouvernementales, reconnues comme constituant un traité international, et déposées auprès des Nations Unies par le gouvernement français en 1966, devait être traduit, suivant les domaines couverts, soit sous la forme de textes officiels législatifs et réglementaires propres à chaque Etat en cause, soit dans le cadre d'accords bilatéraux négociés ultérieurement. Le gouvernement français, principalement concerné par la préparation du référendum et la création des conditions propres à en faciliter le déroulement, comme par la mise en place de l'exécutif provisoire, organisme mixte algéro-français qui devait administrer le pays dans la période transitoire précédant la déclaration d'indépendance de l'Algérie, adopta 6 décrets réglementaires dans les quelques jours suivant le cessez-le-feu, et une série d'ordonnances dans les mois suivants jusqu'au 3 juillet 1962. De même, l'exécutif provisoire et le gouvernement français signèrent neuf protocoles permettant le fonctionnement de l'administration algérienne de la période de transition. A l'indépendance de l'Algérie, et sur une période de 10 années, pas moins de 72 accords et conventions bilatérales furent signées entre les deux gouvernements algériens et français, sur la base de ces «déclarations gouvernementales.» Les clauses amnistiantes des Accords d'Evian La déclaration générale adoptée par les deux parties prévoyait dans son point k) que «l'amnistie sera immédiatement proclamée. Les personnes détenues seront libérées.» Cette amnistie, qui touchait les Algériennes et Algériens détenus dans les différentes prisons et camps français, et également celles et ceux de nos compatriotes qui étaient l'objet de recherches ou d'inculpation par les autorités coloniales, fut mise en œuvre immédiatement par un décret paru sur le journal officiel français du 23 Mars 1962(p. 3143) qui, dans son article premier, décida : «En vue de permettre la mise en œuvre de l'autodétermination des populations algériennes prévue par la loi du 14 janvier 1961, sont amnistiées : - toute infraction commise avant le 20 mars 1962 en vue de participer ou d'apporter une aide directe ou indirecte à l'insurrection algérienne, ainsi que les infractions connexes, - toutes infractions commises avant le 30 octobre 1954 dans le cadre d'entreprises tendant à modifier le régime politique de l'Algérie ; - les tentatives ou complicités de ces mêmes infractions.» Cette mesure, bien que fût pas mentionnée dans ses attendus la déclaration générale d'Evian, découlait directement de l'alinéa k) de la déclaration générale. De son côté, le FLN s'engageait, par la déclaration relative aux droits et libertés des personnes et leurs garanties, à ce que, une fois l'indépendance obtenue : « Nul ne pourra faire l'objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d'une discrimination quelconque en raison : - d'opinions émises à l'occasion des évènements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d'autodétermination ; - d'actes commis à l'occasion des mêmes évènements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu.» Un peu plus tard, les termes de ce décret, qui s'appliquaient seulement sur territoire algérien, fut étendu par ordonnance du Président de la République française, au territoire métropolitain. (ordonnance 62-427 du 14 avril 1962) Par le terme «nul» les négociateurs entendaient les personnes non engagées directement et de manière permanente, et à titre professionnel, dans les forces de l'ordre coloniales, et qui avaient pris des initiatives personnelles antipathiques aux combattants algériens de la liberté. Ainsi, suivant l'engagement pris par la partie algérienne, toute personne privée dont il était connu qu'elle avait pris position contre la lutte de libération nationale, soit par des paroles, soit par des actes d'hostilité déclarée, ne pouvait faire l'objet d'enquêtes de police et de poursuite judiciaire. Il n'y a nulle ambiguïté dans les personnes et les actes couverts par l'amnistie du côté français, et l'oubli des errements du passé du côté algérien. L'amnistie des membres de ses forces de l'ordre : une décision franco-française Cependant, le gouvernement français, de sa propre initiative, et sans consultation avec le FLN/GPRA, ou une représentation algérienne quelconque, y compris les membres de l'exécutif provisoire, décida de couvrir de l'immunité, «les infractions commises dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre dirigées contre l'insurrection algérienne avant le 20 mars 1962(article premier du décret 62-428 du 27 mars 1962, publie sur le Journal officiel français le 23 mars 1962, p.3144). Ce décret fut confirmé par l'ordonnance 62-428 du 14 avril 1962 qui le rendait applicable sur l'ensemble du territoire français (JO français du 15 avril 1962, p. 3892) L'explication donnée alors à ce décret d'amnistie, qui devait, tout comme le décret couvrant les Algériennes et Algériens, conforté par une ordonnance, était, suivant Stéphane Gacon, appuyé par d'autres auteurs français, (voir : Maurice Fleury : «La fin de la souveraineté française en Algérie,» p. 913, in Annuaire français de droit international, volume 8, 1962 pp. 905-919) : «Les Algériens qui avaient aidé le FLN étaient amnistié, le gouvernement explique que l'équilibre nécessite que soient également amnistiés les policiers et les militaires poursuivis ou condamnés pour leurs «excès» dans la lutte contre «l'insurrection» c'est-à-dire principalement les actes de torture» (dans : L'Amnistie, de la Commune à la guerre d'Algérie, Seuil, Paris 2002, p. 255) On ne voudrait que rappeler, au passage, que ce parallélisme entre l'amnistie des Algériennes et Algériens, qui avaient été arrêtés, systématiquement torturés, poursuivis et condamnées avec toute la force de la loi française, et l'amnistie des membres des forces de l'ordre, qui avaient, dans la majorité des cas de poursuite contre eux, reçu des sanctions purement formelles et sans relation avec la gravité et l'étendue de leurs crimes, fut critiqué par nombre d'intellectuels français engagés dans la lutte contre les exactions commises contre le peuple algérien, dont le regretté Paul Vidal-Naquet(1930-2006) auteur d'un ouvrage intitulé : Les crimes de l'armée française Algérie 1954-1962, (La Découverte, 2001) Une Amnistie qui minimise les exactions des forces de l'ordre colonial Il est à noter que Gacon est un maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Bourgogne, et que son livre est le texte de sa thèse sur l'amnistie en France aux XIXe et XXe siècles. C'est un spécialiste en la matière et chacun des mots qu'il utilise ont certainement été bien pesés. Il est utile de s'attarder sur son commentaire : a) il ne fait nul part mention d'un accord quelconque de la partie algérienne au cours des négociations d'Evian, et souligne que l'initiative d'amnistie couvrant les forces de l'ordre a été prise par les autorités françaises; b) il fait ressortir le fait que l'amnistie ne couvre que les infractions dûment constatées et prises en charge par les autorités coloniales sur le territoire algérien. Les crimes non constatés dans les formes judiciaires adéquates ne sont pas concernés par cette amnistie ; c) Or, on sait que les autorités coloniales, directement et activement impliquées dans la conception et la mise en œuvre de la politique de répression, sous toutes les formes qu'elle a pris, de l'emprisonnement sans cause, à la torture, en passant par les exécutions sommaires, les viols, les vols, les destructions d'agglomérations, les déportations et enfermement du quart de la population algérienne dans les camps de regroupement, en finissant avec les disparitions, ont, dans des cas extrêmement rares, poursuivi les auteurs de ces crimes dont elles avaient pleine et entière connaissance ; d) Les forces de l'ordre françaises étaient, quoi qu'on puisse dire d'elles, des forces républicaines qui obéissaient aux ordres et injonctions d'un pouvoir civil élu, et elles ne faisaient- ce qui ne justifie nullement leurs crimes- qu'appliquer les directives fermes, si ce n'est féroces, et, pourrait-on dire « barbares » (voir, entre autres, l'échantillon des actes perpétrés par les parachutistes français lors de la « bataille d'Alger », où au moins trois mille neuf cent algériens hommes et femmes, c'est-à-dire sept fois le nombre de victimes des massacres nazis d'Auradour sur-Glanes en France, ont été torturés à mort, et dont les corps ont été enterrés dans des fosses communes ou simplement jetés à la mer), de leurs autorités de tutelle ; e) Le nombre d'infractions et poursuites judicaires contre des membres des forces de l'ordre colonial, ne pouvait qu'être minime par rapport au nombre de crimes commis par ces forces, -avec la couverture matérielle, morale, législative et politique des gouvernants français ; si les autorités françaises avaient décidé, par exemple, de poursuivre les auteurs de ces meurtres localisés dans une seule ville algérienne, elles auraient dû ouvrir trois mille neuf cent informations judiciaires ; f) Cette amnistie ne concerne évidemment pas les autorités algériennes. g) Il s'agit plus d'une autoamnistie décidée par les autorités coloniales de l'époque, et poursuivie jusqu'en 1982, pour couvrir les rares crimes des forces de l'ordre qu'elles ont été obligées de poursuivre judiciairement, et pour minimiser leurs propres responsabilités en faisant croire que les «excès» de ces forces de l'ordre étaient des bavures qui n'engageaient que ceux qui les avaient commises, et ne concernaient pas leur hiérarchie politique et militaire. Une analyse corroborée par des chercheurs français Ces commentaires pourraient apparaitre comme excessivement biaisés. Pour en montrer l'objectivité et la validité, il est utile de citer un rapport intitulé «Prescription, Amnistie et Grâce en France», établi par un groupe de recherche du CNRS français et publié en 2006, sous la signature d'un professeur d'université, Yvon Le Gall, aidé de trois maitres de conférence. Voici ce qu'écrivent ces universitaires- dont les compétences et l'honnêteté intellectuelle ne sauraient être mises en question,- sur le décret et l'ordonnance française amnistiant les membres des forces de l'ordre françaises, qui étaient,-faut-il le rappeler ? - au nombre de un million cent mil à la fin de la guerre de libération, et comptaient non seulement l'armée régulière, mais également les groupes de harkis, les gendarmes, les CRS, la police civile et enfin les milices européennes connues sous le nom d'unités territoriales. Sans compter, évidemment les indicateurs secrets émargeant auprès de l'une ou l'autre de ces forces- : «Le gouvernement français tire immédiatement les conséquences de ces accords et adopte deux amnisties l'une en direction des insurgés et l'autre au bénéfice de ceux qui avaient lutté contre cette insurrection. La première est consubstantielle aux accords d'Evian, dont la négociation a notamment porté sur cette nécessaire mesure d'effacement des poursuites ou condamnations des actes infractionnels commis S'agissant de la seconde amnistie, celle-ci n'est pas envisagée par les négociations avec les Algériens et son fondement juridique réside dans une loi du 16 mars 1956 sur les pouvoirs spéciaux qui habilitait le gouvernement « à prendre toutes mesures exceptionnelles en vue du rétablissement de l'ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire » en Algérie ; La référence à la loi existe, bien sûr, mais celle-ci apparait quelque peu artificielle et prive réellement le législateur et donc la communauté nationale d'une discussion sur l'amnistie des faits commis par les forces de maintien de l'ordre avant le 20 mars 1962. Cette procédure entache la force de l'oubli imposée par cette amnistie (pp. 195-196). Un arsenal de lois d'amnistie sur la base de considérations électorales circonstancielles A noter que ce décret et cette ordonnance, commentés ici, ont été suivis, au niveau de l'ancienne puissance coloniale, par plusieurs lois d'amnistie faisant références aux forces de l'ordre, et passées en 1964, 19686, 1968 et 1982, au gré des exigences dictées par les échéances électorales dans ce pays, donc n'ayant rien à voir, si ce n'est de loin, avec une volonté d'aboutir peu à peu à la liquidation du lourd contentieux historique entre l'Algérie et cette puissance. Plus grave encore, l'oubli légal dont sont couverts les actes commis par les forces de l'ordre françaises en Algérie nourrit la rancune et la haine raciale, comme l'islamophobie, de certains milieux politiques dont les animateurs se trouvent être d'anciens tortionnaires, et qui drainent au moins quinze pour cent de l'électorat français, lui donnant une influence lui permettant d'infléchir l'atmosphère politique vers l'extrémisme de type néo-fasciste à tendance nazifiante (voir l'interview de Mme Le Pen dans la revue «Paris Match» de la seconde semaine de juillet 2010) La circulaire de Bedjaoui : les limites de l'amnistie découlant des accords d'Evian Pour compléter la présentation des aspects légaux de l'amnistie touchant les faits de la guerre de libération nationale, il apparait utile de faire référence à une circulaire datant du 3 avril 1965, (Journal officiel algérien du 9 avril 1965, p. 300) signée par Mohammed Bedjaoui, juriste international de renom, et auteur de plus de cent publications scientifiques dans le domaine du droit international, alors ministre de la justice et garde des sceaux, et adressée aux institutions judiciaires du pays, et où il traite de la délivrance des extraits de casiers judiciaires. Voici ce qu'il écrit : «Deux textes pris par le gouvernement français portent amnistie de faits qui aux yeux de la puissance coloniale constituaient «des infractions commises au titre de l'insurrection algérienne». Il s'agit du décret 62-327 du 22 mars 1962, portant amnistie de faits antérieurs au 20 mars 1962 et de l'ordonnance 62-427 du 14 avril 1962 étendant les dispositions du précédent décret aux faits commis par des algériens sur l'ensemble du territoire de la République française.» Plus loin, il fait référence à une ordonnance promulguée par l'Exécutif provisoire, (ordonnance 62-2 du 10 juillet 1962) donc par une autorité algérienne, et qui amnistie les infractions de droit commun commises avant le 3 juillet 1962. Dans l'ensemble de ce texte, il n'est fait référence ni aux textes français datant d'avant le 3 juillet 1962, amnistiant les forces de l'ordre, dont faisaient partie également les harkis, ni à un quelconque accord international fondé sur les Accords d'Evian, amnistiant par une loi algérienne les membres de ces forces de l'ordre. En conclusion, 1. Toutes les lois françaises amnistiant les infractions commises par les forces de l'ordre en Algérie, sont des lois internes qui ne découlent pas des Accords d'Evian, 2. Elles ne couvrent que les crimes reconnus et poursuivis comme tels pendant la guerre de libération nationale, et passent sous silence les crimes qui n'ont jamais fait l'objet de poursuite, c'est-à-dire, au bas mot, quatre vingt dix neuf pour cent des exactions de ces forces de l'ordre, 3. Il faut le souligner, ces forces de l'ordre ne faisaient qu'appliquer une politique de répression conçue et ordonnée au plus haut sommet de l'état français. 4. Ces crimes sont imprescriptibles en conséquences des engagements internationaux français. 5. Leurs auteurs, lorsqu'ils sont encore en vie, peuvent-ils faire l'objet de poursuites ? C'est là une question dont la réponse se fondera sur des considérations politiques, non sur des arguments juridiques. 6. Le fait est que le dossier des exactions commises par les forces de l'ordre n'a jamais fait l'objet de discussions, de négociations ou d'accord, -ni, bien sûr, d'inventaire exhaustif collationné-entre les délégations algériennes et françaises à Evian, et 7. L'Algérie a le droit d'ignorer des lois d'amnistie françaises, strictement internes, qui, par leur portée, minimisent les crimes commis et laissent ouverts un contentieux judiciaire immense pour les crimes, pour lesquels il y a des noms et des preuves, mais qui n'ont jamais fait l'objet d'enquêtes ou de qualification et restent donc impunis, mais punissables, ou, du moins, ouverts à la qualification globale de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité ; 8. Finalement, le devoir de mémoire qui pèse sur tous ceux qui sont en mesure d'y contribuer, ne saurait céder le pas à une interdiction de souvenir, même si des lois internes y obligent.