« il n'y a pas d'autres choix : c'est une histoire que m'a racontée un ami car Kateb Yacine l'a racontée. On lui avait demandé (à Kateb ?) pourquoi il ne pouvait pas vivre comme les autres, avoir une maison, un salaire, un extrait de naissance et des chaussures distribués par l'Etat. Pourquoi se sent-on parfois obligé de se battre pour la liberté après la Libération, s'opposer, dire « non », dénoncer, au prix même de son confort de tous les jours, de sa vie, celle de ses enfants ? Pourquoi se sent-on responsable du reste du monde ? La vérité c'est qu'on ne se sent pas responsable du reste du monde plus que les autres : on n'a pas de monde et même pas ce petit morceau du monde que le monde vous doit. La réponse a été que comme tout le monde, Kateb voulait avoir une maison avec un jardin, une rue et un arbre. Sauf que pour avoir une maison pareille, il fallait avoir, au préalable, une terre, un pays tout autour, un sens. On ne peut construire sur de l'eau, dit le proverbe. C'est ce qui explique un peu le grand détour que font les grands hommes pour revenir chez eux : ils construisent leur chez-eux d'abord en commençant logiquement par construire un pays. Ce n'est donc pas du destin, simplement une logique de maçon. Donc pour avoir une maison, un arbre, un bon salaire, un peu de respect dans les guichets de l'administration et le droit de parler à la télé, il faut commencer par avoir un pays et non pas commencer par avoir un logement. Que faire d'un logement hors duquel vous n'avez pas le droit de vous promener avec votre femme en lui tenant la main, ou de laisser vos enfants jouer au bas de l'immeuble sans craindre pour eux. Que faire d'un jardin s'il n'a pas la surface entière de votre pays ? Que faire d'une maison si vous ne pouvez pas vous sentir libre et heureux dès que vous en franchissez la porte ? C'est ce qui m'amène à mon histoire : j'ai décidé de devenir président de la république, tôt ou tard, car c'est le seul moyen d'être citoyen de mon pays, d'avoir un pays et donc, une maison chez moi. Une fois élu, je fabriquerais, enfin, un pays à partir de son indépendance et je rentrerais chez moi pour labourer ma terre. Je jure que ce n'est pas un caprice mais la conclusion d'une longue réflexion sur ma vie : j'ai attendu que ce boulot de maçon soit fait par les partis, les hommes d'affaires, les services, les anciens généraux, les élections, l'émeute ou l'attente, mais j'ai vite compris : ma vie est courte et mon envie est grande. Autant me fabriquer le pays que je veux moi-même au lieu de l'attendre. Est-ce possible ? Oui. Je sais que je n'ai pas fait la guerre de Libération, que je risque de finir comme Benflis, que je n'ai pas les «Gens de la décision » derrière moi, que je suis un inconnu né après 62 et donc pas né du tout, qu'il faut de l'argent, un parti, une patte blanche, un souffle long et une formidable capacité à créer le consensus sans inquiéter personne, et, enfin, une durée de vie capable de surmonter les verrouillages administratifs, mais je n'ai pas le choix : ce que je veux, c'est une maison et puisque je ne peux pas avoir une maison dans un pays qui n'existe pas, je vais commencer par construire un pays : j'y imposerais la modernité, le respect de la femme, l'algérien comme langue officielle, la séparation de la mosquée avec la fainéantise et une histoire nationale qui remonte aux nuits du temps et jusqu'au moment de mon battement de cœur. Je ne plaisante pas : je vais me lancer, même si je n'ai que quarante ans, mes chaussures et ma voiture. Je n'ai pas le choix : je n'ai rien à perdre. Je ne vais pas attendre de mourir pour mieux vivre et me présenter et faire l'histoire, ni que la constitution change, ni qu'on me le permette, ni que la règle du jeu change. Le seul moyen de vivre dans ce pays c'est de le construire et le seul moyen de le construire, c'est d'en être le président et faire ce travail de maçon que ne savent pas faire les anciens combattants. Je serais président à cause de mon désir d'avoir une maison.»