Au détour d'une conversation au sujet de la campagne en faveur de la libération de Mohamed Gharbi, un voisin estime que ce genre d'action, comme tant d'autres, est voué à l'échec pour bon nombre de considérations que je vais tenter de restituer, tout en les commentant, chemin faisant. La société est fatiguée, dévitalisée, caporalisée contre son gré par un pouvoir fonctionnant à la répression et à la peur que la répression fait naître, me dit-il. Il n'y a pas eu de soudure ni d'articulation organisée entre les générations, donc pas de transmission des valeurs ayant inspiré le combat libérateur. La société serait en quelque sorte en état d'anomie. Les valeurs ayant prévalu hier n'ont été transmises ni par les familles ni par l'école. Bien plus, l'école n'a agi que comme appareil idéologique d'Etat, dont la fonction essentielle fut de chloroformer la société des enfants et des jeunes par rapport à la connaissance de leur histoire. Mieux, la société politique se conduisait de telle sorte que ses leaders étaient loin de donner le bon exemple : clientélisme, tribalisme, clanisme, régionalisme, népotisme, déclarés et affichés avec ostentation. Enfin, tous les maux en « isme » ressurgissaient, pour dessiner une topographie des valeurs tournant le dos à celles de Novembre 1954 et des manifestations de décembre 1960 et 1961. Car, dans le florilège des dates « révolutionnaires », on minimise celles qui ont vu le surgissement des masses populaires sur le devant de la scène de l'histoire et de la politique. Novembre 1954 fut l'œuvre d'une poignée d'hommes, conscients qu'il fallait rompre, par la violence, avec le système colonial et que le peuple suivrait le mouvement. En décembre 1960, c'est le peuple en masse, sous l'égide du FLN, qui prend le relais des maquis et fait basculer l'équilibre des forces en faveur de la Révolution. Toujours le changement qui interpelle Aujourd'hui, la question est de savoir comment changer, comment se battre, sur quelles valeurs, pour quel projet de société qui définirait les règles et principes du vivre ensemble dans une société si diverse et complexe -, en s'appuyant sur quelles forces, en m'omettant pas, encore une fois, de savoir face à quelle société réelle, et non pas fantasmée, nous nous trouvons exactement. Une société au trois quarts jeune : 70% de moins de trente ans, nés pour la plupart à partir de 1980, année de démarrage de l'école fondamentale dont les dégâts idéo-politiques n'ont pas, jusqu'à présent, fait l'objet d'une évaluation objective. Ces générations sont précédées de celles nées avec l'indépendance du pays, dont les représentants, ayant aujourd'hui entre quarante et cinquante ans, sont, pour les meilleurs d'entre eux, plus en exil forcé qu'aux affaires et à la gestion de la cité. Comment ne pas s'interroger pour savoir quelles traces les principaux « moments » de l'Algérie indépendante ont laissé sur chaque génération ? L'autogestion de Ben Bella, le socialisme de la période Boumediène et de ses trois révolutions, le PAP de Chadli, l'ouverture à l'économe de marché, la montée de l'islamisme. Le tournant du 5 octobre 1988, récupéré par le système, et la redistribution factice des forces politiques, la reconnaissance du FIS malgré l'article 42 de la Constitution disposant que « les partis politiques ne peuvent être fondés sur une base religieuse, linguistique, raciale, de sexe, corporatiste ou régionalise », l'arrêt du processus électoral, la montée du terrorisme islamiste, ses séquelles et traumatismes. La période de l'espoir mitigé, avec le retour de Boudiaf, l'éveilleur de novembre, embarqué dans la même institution qu'un ministre de la Défense nationale n'ayant pas le même parcours, et ne partageant ni les mêmes vues ni le même projet. Les camps du Sud, décidés par le HCE, furent autant de centres de formation ouverts à l'idéologie islamiste par l'Etat répressif et le système dictatorial. Puis vint Bouteflika et la réconciliation nationale, en attendant l'amnistie générale dont « les militaires » ne veulent pas, au regard des milliers de vies perdues dans les rangs de l'ANP. Que répondre aux «akoibinistes» ? Pour répondre à la question posée par ce voisin, constatant la force du système ainsi que les faiblesses de la classe politique et de la société, constat aboutissant en fin de compte à « un à quoi bon » défaitiste, il serait utile d'interroger chacune de ces périodes, à l'aune des réactions et de la société politique et de la société civile. Pour ne retenir que l'essentiel : la montée de la classe ouvrière dans les années 70, les luttes et les grèves dans le monde du travail, puis le déclin de la classe ouvrière avec la déstructuration des entreprises et la fermeture de centaines d'entre elles, ce qui mit plus d'un demi-million de travailleurs et leurs familles sur la paille. Brahimi et Ouyahia furent les maîtres d'œuvre de ce coup fatal porté non seulement à la classe ouvrière, mais aussi aux classes moyennes et aux cadres du pays qui perdirent leur crédit et leur pouvoir social structurant. La question identitaire, longtemps ignorée, posera celles de la démocratie et du développement inégalement répartis. Elle provoquera les sursauts citoyens de 1980 et, à vingt ans d'intervalle, ceux du printemps berbère d'avril 2001. La montée du mouvement religieux fut la grande marque des vingt dernières années du 20e siècle, avec l'apparition de l'islamisme politique à partir de 1980, sa participation victorieuse aux joutes électorales et sa reconversion en mouvement de lutte armée avec, comme projet politique et social, l'instauration d'une république islamique. Le système naviguait, selon les circonstances et le rapport de force réel, supposé ou fabriqué, entre ces deux courants. Il finit par domestiquer les forces politiques modérées, quelle que soit leur origine ou leur coloration : islamique, nationaliste, conservatrice ou moderniste. Après avoir neutralisé le RCD et l'ANR, Bouteflika créa l'Alliance présidentielle et reconstitua ainsi un nouveau parti unique. Il pactisa avec l'islamisme terroriste et l'enferma dans les rets de la Concorde nationale, dont il fit approuver la Charte par voie référendaire. Moyen de ligoter toute contestation éventuelle, en se ménageant les voies d'action pour supplanter ceux qui l'avaient fait roi. Dans son jeu, il considérait que la mouvance islamiste terroriste et celle représentée par les zaouïas - à laquelle il avait accordé une manne financière d'importance - représentaient des forces conséquentes lui permettant de juguler le poids des militaires et de devenir le Président, grandeur nature et centre incontesté du système. D'un côté, la force militaire des islamistes, dont la capacité de nuisance était reconnue, et de l'autre, la force spirituelle des zaouïas dont l'influence sur la majorité de la société était incontestable. La conjonction bien menée des deux devant lui permettre de parvenir à ses fins de totale hégémonie sur le système et, aujourd'hui que ses forces déclinent, de passer le flambeau à son frère cadet. Avec Gharbi Mohamed, l'esprit de Novembre renaît L'affaire Gharbi surgit au début de son premier mandat, après qu'il eut passé contrat avec Madani Mezrag et consorts, dont Ali Merad, émir régional Est, pour endiguer l'AIS. Lorsque Mohamed Gharbi abattit Ali Merad qui ne cessait de le menacer de mort chaque fois qu'il le rencontrait, c'était une partie importante des plans de Bouteflika qui prenait eau. D'autant que l'AIS fit des obsèques d'Ali Merad une démonstration de force d'une telle ampleur que la population de Souk Ahras en fut subjuguée. L'un des édiles de la ville compara ces obsèques à celles de feu Boumediène. C'est dire comment l'imagerie populaire a tôt fait de se fabriquer les « Robins des bois » qu'elle mérite. L'intrusion inopinée de Mohamed Gharbi sur une scène où nul ne l'attendait contraria les calculs bouteflikiens, au point que son procès prit d'emblée une incontestable dimension politique. Les islamistes de l'AIS, qui s'étaient déplacés en masse lors des obsèques d'Ali Merad, en firent autant à l'occasion du procès de Mohamed Gharbi, exerçant sur la jeune juge une pression intolérable. Psychologiquement plus forte, certainement, que celle exercée par les tenants de la « justice de nuit ». Le verdict « politique » tomba comme un couperet : 20 ans, pour un homme âgé de près de soixante-dix ans, de surcroît malade. Il était évident qu'il mourrait en prison. Et que le pouvoir et ses alliés le voulaient ainsi. Une mort programmée ne tenant nullement compte d'indéniables circonstances atténuantes : un moudjahid, un patriote, provoqué et menacé de mort, ayant prévenu, mais en vain, les autorités sécuritaires de la wilaya, se trouvait ainsi en état de légitime défense. Mais nul ne reconnut ce fait indéniable. Toutefois les islamistes, non contents de ce verdict et désirant sûrement que s'appliquât intégralement la loi du talion, continuèrent à exercer leur pression, au point qu'en appel il fut condamné à mort. Ce que la Cour suprême confirma au mois de juillet 2010, confortant l'idée que ce procès fut, de bout en bout, un injuste procès politique. Le rêve fracassé et le rêve ressuscité Et durant tout ce temps de martyr et de mort lente, rares furent les protestations ou les réclamations de la part des compagnons de lutte de l'organisation des moudjahidine ou du ministère portant le même nom : les rares voix qui osèrent s'élever furent vite étouffées, vite remisées, vite oubliées. Jusqu'à cette confirmation du verdict de mort par la Cour suprême qui fracassa les derniers espoirs et le rêve de voir Mohamed Gharbi enfin libéré. Qu'une Coordination se constituât, qu'un embryon de résistance apparaisse et veuille parler à la place de celui dont la voix fut étouffée, parce que sa mort était depuis bien longtemps annoncée, était intolérable, impardonnable. Malgré toutes les entraves visibles ou invisibles, la police qui veillait au grain, les citoyennes et citoyens qui y crurent, purent se rencontrer et s'organiser pour réclamer la libération du témoin des valeurs de Novembre. L'action pour la libération de Mohamed Gharbi est emblématique parce qu'elle est menée surtout par des jeunes qui ont trouvé scandaleux qu'un moudjahid et patriote soit traité de cette manière. Que les valeurs ayant nourri son combat soient ainsi foulées au pied. Intuitivement, ils ont découvert le sens et l'importance du mot d'ordre de Mohamed Boudiaf «L'Algérie avant tout», que Gharbi appliqua à la lettre. Eux aussi auraient pu penser et dire « à quoi bon ». Ils ne l'ont pas fait parce qu'ils y croyaient. Ils croyaient qu'un jour viendrait où la petite flamme de résistance qui brûle en chaque Algérienne et en chaque Algérien grandirait pour annoncer des jours nouveaux, et voir la libération totale de Mohamed Gharbi ! PS : Et ce jour a fini par arriver, puisque la peine de mort a été commuée par le président de la République en vingt ans de prison. Bientôt la liberté conditionnelle. L'action continue pour la libération totale de Mohamed Gharbi, Gharbi la Dignité !