La Tunisie est un paradis pour ceux qui la gouvernent. C'est sans doute pour cela que le discours de ses officiels face aux émeutes consécutives à une hogra qui a libéré des colères contenues chez de jeunes chômeurs paraît fortement décalé. Ainsi un ministre peut reconnaître du bout des lèvres que les revendications exprimées par les manifestants sont légitimes mais il s'empresse de dénoncer leur exploitation par les opposants. On a là une magnifique synthèse d'un état d'esprit. Les faits qui ont pris un tour dramatique un manifestant à la fleur de l'âge, 18 ans, a été tué vendredi à Menzel Bouzayana, distante de 60 km de Sidi Bouzid, l'épicentre de l'actuelle contestation semblent secondaires. Le seul souci du gouvernement tunisien, c'est ce que pense ou dit l'opposition tunisienne. Le parti au pouvoir, le RCD, surenchérit en dénonçant des «tentatives de ternir l'image de la Tunisie». En somme, ces Tunisiens qui contestent et demandent à être écoutés sont coupables de ne pas se rendre compte qu'ils sont dans un paradis Dans la Tunisie du libéralisme économique et de la performance, on n'hésite pas à tenir des discours anachroniques dignes des partis uniques staliniens. Ceux qui gèrent le «paradis» et en vivent sont incapables de concevoir que des Tunisiens se sentent parfois presque en enfer. Ils ne sont pas outillés pour cela. Le système tunisien que certains en Algérie apprécient et prennent pour un modèle souhaité est trop fermé et trop ouvertement fondé sur le principe du contrôle policier. Rien ne doit bouger ! Et quand les choses bougent et que des Tunisiens perdus dans le paradis qui leur est imposé contestent ou protestent, ils cherchent immédiatement des fauteurs de troubles présumés, les éternels «mouchaouichine» que l'on sort à chaque fois. Bien entendu, les ministres en Tunisie sont intelligents. Ils peuvent «intellectuellement» comprendre que le paradis n'existe pas sur terre et que la Tunisie n'est pas peuplée par des anges ou des démons mais ils sont pris dans un système où ils doivent reproduire un discours typé. Ce n'est pas une découverte, les systèmes très policiers fabriquent de la déshumanisation. La lecture policière submerge tout. Il n'existe pas de conflits sociaux, il n'y a que des complots ourdis. Les aspirations à exprimer un point de vue différent ne sont que des pulsions de quelques individus pervers, etc. Bien entendu, les institutions financières internationales qui multiplient les louanges sur les performances de l'économie tunisiennes ne font pas dans la pure propagande pour le RCD au pouvoir. Elles ne font qu'évaluer le pays à partir du point de vue qui les intéresse: la possibilité pour les entreprises étrangères, occidentales surtout, d'y faire de bonnes affaires. Ces institutions ne s'intéressent pas au revers de la médaille, à l'autre Tunisie qui n'apparaît pas dans les dépliants destinés aux touristes ou hommes d'affaires. Cette autre Tunisie existe pourtant. Et il lui arrive, face à un système structurellement autiste, de s'ébrouer. De manifester sa présence et d'exprimer son refus d'être à la marge du «paradis». Comment ne pas éprouver de la sympathie pour ces humains qui contestent ce paradis glacé ?