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Tunisie en démocratie : Cet enivrant jasmin de liberté
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 20 - 01 - 2011

« Lorsqu'un jour le peuple veut la vie, force est au destin de répondre » (Aboul Kassim Chabbi)
J'ai eu à visiter Tounès trois fois, à quelques années d'intervalle. La ville évoque pour moi l'Italie du Sud, celle du néo-réalisme. Tounès également, Mexique et Inde réunis. D'abord une forte odeur de Mexique en été, le soleil tapant à 37° à l'ombre. L'Inde ensuite, la circulation rappelant la Calcutta des films hindous. Récit d'un voyage et d'un rêve. Le soir, au son des clapotis des vagues, les cafés proches de la plage sont pleins à craquer. Chicha, Safia (la Saïda locale) et Bouga menthe sont les consommations favorites des estivants… Banlieue de Tounès. El Kram. Une scène éloquente. Une fillette d'une dizaine d'années, avec une carrossa, qui vend du khobz ârbi aux passants nocturnes parmi lesquels nombreuses sont celles bronzées, fardées et vêtues à l'européenne. Dieu, que l'injustice a longue vie, après plus de 20 siècles de christianisme, 14 siècles d'Islam et un demi-siècle d'indépendance. Tant qu'il y aura encore des cosettes, il y aura encore des Bastilles à prendre. Et les discours n'y changeront rien, pas même le code de statut de la femme le plus avancé des pays de la Région en mal de révolution démocratique.
Ce que fut Tounès et sa banlieue
Toujours la banlieue. Quartier populaire où les gens ont construit de très modestes logements, les briques s'observant à l'œil nu. Une architecture sommaire. Pas de peinture. Pourvu qu'il y ait un toit. Nous sommes loin des constructions fastes des quartiers résidentiels de la capitale. Une population vouée à la débrouillardise, presque livrée à elle-même. Vente de figues de barbarie par des enfants et des adolescents. Point de vacances. Scolarité laborieuse. Jetés en pâture au monde des adultes avec moult difficultés pour dénicher un job… Ici, la vie est réduite à sa plus simple expression. Quasi biologique ; quête quotidienne de la survie. Ammi Saïd et Khalti Oum Hani, sa fidèle compagne, figurent parmi ces gens partageant le même désarroi au quotidien. Avec un stoïcisme et une patience défiant l'entendement humain. La foi aide beaucoup dans ces cas-là. Khalti Oum Hani me tend, telle une offrande, un transistor pour alléger mon ennui, dans l'attente d'un repas frugal. Une omelette avec des tomates et du poivron doux. L'humilité à fleur de peau. Sur les hauteurs de Sidi Bousaïd – magnifiques par ailleurs –, comme dans les profondeurs de la Marsa, le même constat observable : la coexistence de deux mondes qui se côtoient et s'ignorent. Tout comme le Tunis moderne et la vieille médina. La même musique baigne les veilleurs ; partout celle d'Oum Kalthoum. Toujours elle qui revient avec « Laylati » tel ce passé prestigieux où les musulmans bâtirent une civilisation florissante. Quand donc guérirons-nous cette blessure narcissique ? « El Imran », rirait Ibn Khaldoun dont la statue imposante – sans être convaincante – trône dans la principale avenue de Tounès du nom d'un certain Habib Bourguiba. A El Marsa, la tchi-thi locale est habillé made in Europa, arborant ses Nike et s'exprime dans un français impeccable avec de temps à autre des interjections bien tunisiennes du type « ezzahi ». Vers la plage, les cafés se font de plus en plus populaires et moins cher. Là, Choukri, un jeune Tunisien, m'accoste me prenant pour l'un de ses anciens professeurs. Il m'expliqua qu'après son bac lettres, il fut happé par la vie d'adulte ; après divers menus travaux, il prit conscience des arnaques du monde du travail. Il me souvient qu'il s'en prit crûment au régime qui « à trois heures du matin vous sort du lit » (sic). Il me parla également de la solidarité qui s'organisait dans les quartiers pour venir en aide aux familles les plus démunies… Le pauvre aide le pauvre. La solidarité horizontale. A Halq el oued, une sorte de front de mer oranais. Un coin où affluent les « chichistes » (fumeur de chicha), tabac aspiré dans une sorte de calumet. La rencontre avec Sami, un matelot. Le personnage typique des pays méditerranéens : gouailleur, prêt à la plaisanterie et à s'évader dans des discours axés sur les plaisirs de la vie. Un hédoniste à l'état pur. A peine débarqué d'Argentine après quatorze jours de mer, il se précipite au restaurant où il commande moult plats épicés avec des côtes de « allouch », du mouton au bon goût. Sitôt fini, il se dirige vers un café spécialisé en chicha. S'ensuit avec lui une discussion autour de ses aventures sindbadiennes. Panne en haute mer où il crut sa dernière heure arrivée. J'observai chez lui la même angoisse existentielle que chez beaucoup de jeunes… El Kram. Ali y travaille dans la protection civile. « La situation en Tunisie n'est pas celle décrite par les discours, journaux et TV ; il y a beaucoup de jeunes au chômage », me dit-il. Chose évidente observable ailleurs dans les pays voisins où l'immolation devient un mode désespéré d'expression. La société réelle se distingue toujours de celle légale. Situation classique et devenue hélas récurrente. « Beaucoup de jeunes ne rêvent que de partir en Europe. Pour ne plus revenir. Harrag et clandestin que mahgour dans son pays ! Les autorités françaises notamment mettent d'énormes obstacles pour délivrer les visas. Tout marche par relations, même pour avoir du poisson frais ! »…
Le gérant d'une boutique de téléphone, visiblement découragé, lâche : « L'Etat ne nous aide pas suffisamment ». A ses yeux, les deux maux les plus flagrants sont l'imposition de plus en plus croissante et le problème des « relations sans lesquelles on ne peut rien faire dans ce pays ». Antienne déjà entendue sous nos cieux. Il m'a ensuite longuement entretenu des lourdeurs administratives – que nous appelons bureaucratie – accouplées à la rachoua et la maârifa. Ce soir- là, le raïs fait son one-man-show à la télé. Il lit de façon monocorde un discours manifestement préparé à son intention ; l'apparent look de jeune premier n'empêche pas d'avoir en permanence les yeux rivés sur ses notes. Si la femme occupe une partie de la scène du fait d'un statut libéré et d'une combativité observable par endroits, ainsi que l'unité linguistique constituent des atouts avec un certain dynamisme économique – tourisme et petit commerce (alimentation générale, pâtisseries, cafés…– et une industrie naissante, il y a aussi un civisme urbain non feint au contact des gens. Quant à la petite lucarne, elle reste désespérément inondée, comme la nôtre, de feuilletons égyptiens ; l'appel ostentatoire aux « stars » du grand frère d'Orient exaspère de plus en plus les citoyens comme les chanteurs locaux. Je préférais quant à moi les sons de la musique des fêtes des proches quartiers (el aârs); ce qui me rappelait alors que j'étais bien à Tounès. Il y avait là déjà les ingrédients pour un mécontentement populaire à même d'ébranler le régime caractérisé, à tout le moins, par un fort autoritarisme qui n'est tempéré par aucune balise. Je me surpris un soir à rêver. Au silence imposé, les clameurs au loin des foules débarrassées de leur peur quasi atavique pour se libérer de ses chaînes, le jasmin embaumant soudain Tounès…
En attendant la démocratie, déjà un rêve de liberté…
La foule se faisait menaçante. Tel un grondement de tonnerre dans un ciel apparemment serein, elle se pressait près de la porte immense du palais présidentiel. Les forces de l'oppression, au service du régime, tentaient de réduire au calme cette masse compacte. Formant une chaîne solidement tissée par des bras nourris à dessein, les séides et autres sbires repoussaient la foule qui devenait singulièrement dangereuse. Du haut de son palais, lieu d'exercice du pouvoir, le tyran épiait à la dérobée le peuple venu avec l'intention d'abattre son régime devenu odieux. Il fallait être sot pour y songer ; lui, l'omnipotent et l'inconditionnel ami des pays occidentaux. Arborant cet air d'ennui hautain qu'affectionnent volontiers les gouvernants prétentieux du monde entier, il songeait à l'incommensurable fortune amassée par ses proches. Immobilier, foncier, commerce de gros, association avec de grandes sociétés européennes de distribution, sans compter le trafic d'influence attaché au nom et les innombrables prises illégales d'intérêt. De quoi dynamiter les régimes les plus têtus, même s'il a doté ses affidés du parti unique et autres milices dévouées à sa personne de formations et d'armements lourds pour un petit pays pacifique. Tout au long de son règne, il ordonnait l'incarcération de tout opposant réel ou supposé, intellectuel ou universitaire livrés à la spéculation sur son régime tout à son apogée dans le pillage. Le népotisme érigé en mode de gouvernance. Né des flancs de l'Etat policier, il ne pouvait que se soumettre à ses instincts et réflexes d'ancien militaire. Même affublé du titre pompeux de général, il n'avait mentalement qu'un grade subalterne. Démocratie, Etat de droit, alternance au pouvoir, droits de l'homme… clamait la rue qui rêve d'équité entre les citoyens par l'instauration d'un système fondé sur l'égalité de chance de tous à accéder au pouvoir. Quelle saugrenue idée ! Lui pensait à mettre à exécution la peine de mort. Fallait-il le faire à grande échelle sur les grandes places du pays pour que ces « gueux » et autres roturiers comprennent tout le bien qu'il voue à son Tounès ? Il lui fallait les mater. Point n'était besoin pour lui de recourir au dialogue avec ses administrés qui, pensait-il, ne comprenaient que le langage du bâton. Combattre les idées de ces sots en les embastillant ou les contraignant à l'exil. Les réprimer jusqu'à ce que mort s'ensuive... Il regardait ses sbires contenant à peine une force déchaînée par la dégradation de son niveau de vie, de l'absence de perspectives d'emploi, des bruits incessants sur l'enrichissement indu de « la famille » qui n'est pas révolutionnaire pour deux sous, mais devenue révolue depuis quelques jours. Quelques « têtes brûlées », pensait-on en haut lieu, au paroxysme de l'excitation. Pouvait-on être aussi inconscients pour imaginer la chute du régime. Sa chute ! Lui nanti de fortunes diverses, d'une armée à ses ordres et d'une armada de policiers prêts à se muer en snipers ! Dommage qu'il ne pouvait mettre en place une dynastie. Son nom à perpétuer tout au long des siècles. Après tout, ses voisins préparaient activement la leur. Fils ou filles, frères ou soeurs, femmes. Peu importe. Un impressionnant patrimoine a été constitué ; pour le faire fructifier, il fallait perpétuer le système par progéniture interposée, voire par proches parents. Au Maghreb, comme au Moyen-Orient, c'est la règle. Pourquoi ferait-il exception ? Le tout est de laisser croire, par une bonne mise en scène, que cette situation de corruption généralisée et d'enrichissement illicite n'est pas de son fait. Qu'il s'agit de son entourage. Qu'il n'y est pour rien…
Un jour, alors qu'il venait de se réveiller, il fut mis au courant de l'immolation du jeune Mohamed Bouazizi. Le désormais martyr de la révolution démocratique du jasmin. Pour quelques légumes et fruits. Sans emploi, il fut spolié de son unique « outil de travail », le désespérant à jamais. Qu'il repose à jamais en paix ! Par son geste irrémédiable, il a permis à la jeunesse tunisienne (maghrébine ?) de jeter la peur par-dessus bord et de libérer son pays de l'omerta. Erreur fatale du régime aux abois, tirer sur un convoi funéraire. L'instinct policier l'emporta sur le souci d'apaisement. La sagesse n'est pas le propre de nos gouvernants ; ils ont fait de la violence leur monopole et leur bouclier. La culture et l'intellect les insupportent plus que tout au monde…
Les chars sillonneront une nouvelle fois le pays, la police secrète fera le reste. Arrêter le peuple de jeunes qui gronde de jour en jour.
Les forces de l'ordre au service du système honni ne purent stopper cette foule nombreuse. L'élan de s'émanciper de ses bourreaux est plus fort. La tyrannie devait cesser d'une manière imminente, les promesses du chef n'ont plus d'emprise sur des consciences juvéniles habituées jusqu'ici à la résignation. La population n'a que ses chaînes à perdre, elle les traînait depuis trop longtemps déjà. Elle avait désormais tout le pays à gagner. Certes, après quelques tentatives de révolte avortées par le passé. Certes, avec les caciques du régime encore en place.
Cette fois, le chef lui-même se mouilla ; habituellement, il se contentait d'instruire son chef de la sécurité dressé à l'effet de briser ce genre de manifestations. Cette fois, les renseignements recueillis par ses agents qui quadrillent le pays à longueur d'année sont formels. C'est sérieux. Le régime risque de vaciller. Et adieu son règne et celui de sa famille… Car enfin, que veulent ces jeunes ? Du travail ? Mais, dans tous les pays du monde, il en manque. La liberté et la démocratie ? Quelle impudence ! Pour lui, c'est un luxe que de croire que les citoyens sont égaux. Il ne pouvait, pensait-il, s'accommoder des fantasmes de son peuple. N'avait-il pas l'appui des principales puissances du monde qui lui proposent même une coopération de nature policière ?
L'heure était grave. Ainsi, nonobstant les medias acquis à sa personne, les séides à son service n'ont pas réussi à faire passer ses messages et sa propagande. A situation catastrophique, une réplique ferme et solennelle, pensait-il. Rien n'y fit. Ses derniers brefs discours sonnèrent le glas de son régime. De la pure mise en scène dictée par des gourous en communication et autres publicitaires.
Le limogeage du gouvernement et son départ annoncé du pouvoir ne firent qu'attiser la colère du peuple au paroxysme de l'impatience. Même l'armée ne jurait plus fidélité à son chef. Elle refusait d'être instrumentalisée pour tirer sur le peuple dont elle est issue. Il ne pourra plus ainsi mettre en coupe réglée le pays, ni ordonner un bain de sang. Ses propositions de réforme résonnèrent chez les jeunes comme un ultime affront. Mensonges pour eux que ces paroles vaines.
Comme le laboureur de La Fontaine, il sentit son heure venue. Il réunit sa progéniture et proches parents. Quitter le pays devint le seul vrai casse-tête pour eux. Le leitmotiv du jour d'après la révolution des émeutiers. Certains d'entre-eux ne purent sortir ; d'autres, dont le chef lui-même, sortirent en catimini par la petite porte de Tounès et… de l'Histoire. Même ses amis occidentaux ne voulurent pas de lui, sans doute même ses collègues des pays voisins, craignant la contagion du soulèvement populaire. Ils le préféraient loin d'eux. L'ombre du shah d'Iran plane. Les uns et les autres ne souhaiteraient pas lui prêter main-forte. Trop dangereux pour leurs personnes et leurs régimes. Et leur patrimoine accumulé à force de spoliation et de corruption. Chacun pour soi au royaume des tyrans. Que peuvent-ils faire face aux peuples déchaînés ?
L'évidence s'imposait. La révolution gronde dans la rue. Comment résister à l'instinct de revanche du peuple longtemps brimé ? Il ne se passa pas un instant sans qu'on lui rapportât une information sur le soulèvement grandissant. La rue voulait sa tête et le pouvoir. Pacifiquement. Par la seule volonté. Il se rendait compte, au fur et à mesure, qu'il était déchu. Que sa fin était proche au pouvoir. Alors, seule la fuite… Sans doute qu'avec l'énergie du désespoir qui a changé de camp, il tenta de manigancer un plan avec l'état-major de son armée afin de stopper l'élan de ces zélés qui osaient s'attaquer à lui. Mais sur le terrain, ses affidés militaires et policiers se rendirent compte de la débâcle, malgré l'assiduité de leurs exactions. Réprimé depuis longtemps, le peuple était capable de dévorer sa chair et de boire son sang (comme disait ma mère, « nèchroub demhoum ». Averti, le chef prépara précipitamment son avion pour s'envoler. Sans destination précise. Le salut était dans la fuite. Le danger était réel. Déjà, une partie de sa famille était loin.
Tel un cri d'une bête blessée à mort, le vrombissement de l'avion sonna définitivement le glas de son régime. Mais son système était encore là, avec son cortège de caciques et de mercenaires à sa solde. Ainsi fut déchu du pouvoir l'un des occupants indus et illégitimes de la région qu'on nomme habituellement le Maghreb où pullulent encore nombre de bailleurs de pouvoir qui cherchent à nous vendre de la démocratie résiduelle. De la marchandise frelatée. Le peuple de jeunes de Tounès saura-t-il séparer le bon grain de l'ivaie ?
Amis Tunisiens, ne vous laissez pas spolier votre victoire par les caciques et les tenants de l'ancien système. Vous vous rendriez service et deviendrez un exemple vivant démontrant que les régimes despotiques dominés par le népotisme et la gérontocratie ne sont que des tigres en papier… Ennemis de leurs peuples, craignez la colère juvénile !
Déjà, un grand poète Tunisien, Aboul Kassim Chabbi déclamait ces vers à méditer :
« Tu es né libre comme l'ombre de la brise Et libre telle la lumière du matin dans le ciel.(…)
Pourquoi accepter la honte des chaînes ?
Pourquoi baisser le front devant ceux qui t'ont enchaîné ?(…)
Allons, réveille-toi, prends les chemins de la vie Celui qui dort, la vie ne l'attend pas ».
* Avocat-auteur algérien


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