La question sociale est au cœur de la transition tunisienne. Les forces sociales qui ont fait la révolution se font entendre et ne veulent pas que l'establishment la confisque. Le «modèle» économique fondé sur un coût faible de la main-d'œuvre et une absence de contraintes sociales pour les investisseurs est perturbé. L'alternative n'est pas encore évidente. Une ambiance insurrectionnelle. C'est ainsi que nombre d'observateurs présents sur place décrivent la Tunisie, un mois et demi après la chute du dictateur Ben Ali. Dernier épisode en date, la démission du Premier ministre Mohamed Ghannouchi démontre que les Tunisiens refusent de voir leur Révolution confisquée et que le pays est traversé par une profonde lame de fond contestatrice. Mais au-delà de l'incertitude politique, laquelle inquiète les personnalités tunisiennes qui travaillent actuellement à la réforme constitutionnelle (et à l'avènement d'une deuxième république tunisienne), c'est avant tout le défi social qui commence à peser sur la transition en cours. Durant le mois de février, le pays a enregistré une centaine de grèves dans tous les secteurs. Les revendications sont partout les mêmes : départ des dirigeants accusés d'avoir été trop proches du pouvoir benaliste (cas des entreprises publiques) et augmentations immédiates de salaire. Souvent en pointe, l'Union générale des travailleurs algériens (UGTT) est parfois dépassée. «Durant des années, les travailleurs tunisiens ont été obligés d'accepter la modération sociale sous peine d'ennuis avec les autorités. Aujourd'hui, les gens veulent rattraper le temps perdu. Il nous faut canaliser leur rancœur», explique l'un des cadres de la centrale syndicale. Profil bas patronal Ce dernier reconnaît que la pression de la base est très forte et explique même pourquoi plusieurs syndicalistes, reprochant à l'UGTT sa prudence, ont décidé de créer leur propre syndicat. Du coup, la centrale se sent obligée de mettre la pression sur le pouvoir tunisien au grand dam d'un patronat qui peine à faire entendre sa voix, tant il est discrédité par les compromissions avec le système Ben Ali Trabelsi. L'Union Tunisienne de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat (UTICA), la grande organisation patronale, est ainsi divisée car, hormis la démission de son président Hedi Jilani, parent par alliance de Ben Ali, nombre de ses dirigeants sont restés en poste. Adoptant un profil bas en attendant de meilleurs jours, ils laissent le champ libre aux syndicats et aux partis de gauche. Une situation qui ne manque pas d'intérêt car c'est désormais le modèle économique tunisien qui est mis en cause. En effet, ce dernier est basé sur un coût faible de la main-d'œuvre et des contraintes peu importantes en matière du droit du travail. Avec la révolution, les Tunisiens veulent des augmentations et exigent que leurs conditions de travail soient améliorées. La question est simple : est-ce que les investisseurs étrangers (textile, électronique, aéronautique, centres d'appel) vont accepter une telle évolution ? Vont-ils diminuer leurs marges ou migrer vers d'autres pays à plus faibles coûts comme l'île Maurice ? C'est l'un des grands défis auxquels la Tunisie va être confrontée au cours des prochains mois. Et l'équation ne sera pas simple à résoudre d'autant que la Tunisie a besoin de l'investissement étranger pour faire fonctionner son économie. Le grand défi de l'emploi L'autre grand défi social concerne bien entendu l'emploi à créer. Avec un taux de chômage réel de près de 20%, la Tunisie doit créer au moins 500.000 emplois dans les cinq années qui viennent. Un chantier gigantesque qui dépend amplement de la capacité des futures autorités tunisiennes à lancer un programme de relance keynésien. Grands travaux, infrastructures, éducation, mise à niveau réelle des petites entreprises tunisiennes : le coût est évalué à 10 milliards de dollars par les services de l'ancien Premier ministre Ghannouchi. La somme est énorme pour la Tunisie d'où l'importance de la conférence des donateurs qui va avoir lieu à la mi-mars à Tunis. L'Europe a déjà promis de débourser pour près de 1,5 milliard d'euros en comptant les prêts de la Banque européenne d'investissement (BEI). Un bon début en attendant que d'autres partenaires de la Tunisie fassent connaître leurs intentions.