- Le Tunisie vit en ce moment la deuxième étape de sa révolution. Le bras de fer entre la rue et le gouvernement de transition continue. Ben Ali est chassé, cela signifie que son régime est parti aussi, ou est-il est encore en place ? Le régime a été ébranlé par la fuite de son chef, un général mafieux au service des intérêts de son clan et de l'étranger. Mais le régime en tant que tel est toujours en place, pour l'essentiel. - Beaucoup d'«experts» et d'observateurs estiment que la transition démocratique devrait se faire nécessairement avec des institutions et les hommes de l'ancien régime. Qu'en pensez-vous ? La notion de transition démocratique n'a pas de sens. On ne passe pas par glissements imperceptibles de la dictature à la démocratie, mais par une rupture, un moment de transformation véritable qui permet de rompre avec le passé et qui ouvre la voie vers l'avenir. La rupture démocratique ne signifie pas que l'on sacrifie en bloc les hommes de l'ancien régime ; elle signifie seulement que l'on ne leur confie pas la responsabilité de construire le nouveau. Ceux qui veulent participer à la reconstruction du pays et de ses institutions sont les bienvenus, mais ils ne peuvent pas prétendre diriger cette reconstruction. Ils ne sont plus légitimes ni même crédibles. L'opposition radicale est face au défi de la transition démocratique, or elle apparaît désunie et ne parle pas d'une seule voix… Après un demi-siècle de dictature (1960-2010) il est parfaitement normal que chacun s'efforce de faire entendre sa propre voix. Mais l'opposition tunisienne n'est pas aussi divisée qu'on le prétend. Dans ses composantes essentielles – les forces démocratiques de gauche, nationalistes arabes et islamistes – elle apparaît même passablement homogène dans sa façon de se situer par rapport à la situation actuelle. - Quelles sont réellement les forces politiques et sociales tunisiennes qui s'opposent au régime actuel ? La particularité du mouvement tunisien, c'est qu'il soit parvenu à englober l'ensemble du corps social contre la dictature : les jeunes et les moins jeunes, les femmes et les hommes, les milieux populaires et les classes moyennes, les régions urbaines et les régions rurales, les courants laïques et les courants islamistes, etc. C'est d'ailleurs ce caractère de levée en masse d'un peuple tout entier qui fait que le mouvement tunisien est une véritable révolution. - Comment voyez-vous le processus de rupture avec l'ancien régime ? Cela passe d'abord par la dissolution du pseudo-gouvernement d'union nationale et la mise en place, à l'appel du président intérimaire Fouad Mebazaa, d'un véritable gouvernement de salut public, dirigé par un Premier ministre indépendant et ouvert à toutes les sensibilités politiques du pays, sans exclusive aucune. La tâche centrale de ce gouvernement provisoire est d'organiser des élections pour une Assemblée nationale constituante. Je refuse pour ma part – j'exprime ici une opinion majoritaire dans le pays – que le processus de transition soit focalisé sur la question de l'élection présidentielle. Si tous les sacrifices consentis ne devaient aboutir qu'à l'élection d'un remplaçant pour Ben Ali, qui gouvernerait en s'appuyant sur la Constitution actuelle, on serait bien avancés ! On ne veut pas échanger une dictature hard par une dictature soft. On veut une vraie démocratie. Pour éviter toute forme de retour aux dérives du pouvoir personnel – en Tunisie, on a suffisamment donné avec Bourguiba et Ben Ali – on se bat donc pour une Constitution et pour une République parlementaire où le chef de l'Etat n'aurait que des fonctions de représentation et d'arbitrage. Ces différents points concernent les conditions tunisiennes internes de la rupture, si je puis dire. Mais pour rompre radicalement avec l'ancienne situation de dictature et de dépendance, c'est une autre affaire. Et je dirais qu'elle concerne l'ensemble des peuples du Maghreb, sinon l'ensemble du monde arabe. En effet, je ne crois aucun de nos pays capable, seul, de construire une démocratie durable. Parce qu'aucun n'est capable, seul, de construire une économie viable. Aucun de nos pays ne dispose, seul, du minimum de «masse critique» nécessaire pour assurer son indépendance, son développement et ses libertés. Pour dire les choses autrement, notre avenir à nous, Tunisiens, est organiquement lié au vôtre, nos frères d'Algérie et du Maroc. Nous nous sommes engagés dans le combat. Nous y allons avec la volonté de vaincre. Mais chacun de nous sait, au fond de son cœur, que le combat ne pourrait pas être mené à son terme si vous ne nous rejoignez pas, avant qu'il ne soit trop tard. - L'on s'interroge sur le poids de l'armée dans cette phase. Quel est justement le rôle de cette institution ? La dictature de Ben Ali ne reposait pas sur l'armée, mais sur l'appareil policier civil. Ben Ali, militaire d'origine (il était officier de renseignement) se méfiait de tout le monde et spécialement de l'armée. Celle-ci a donc été largement marginalisée sous son règne (on compte aujourd'hui moins de 40 000 soldats en Tunisie pour plus de 150 000 policiers). Lorsque le mouvement populaire s'est mis en branle, en décembre, et que la répression s'est abattue sur les manifestants, le commandement militaire a refusé de faire comme la police et tirer sur la foule. Le chef d'état-major a été limogé, mais la troupe a continué de refuser de tirer sur les manifestants. A partir de là, le sort de Ben Ali était scellé et il s'est produit une sorte de réconciliation, des retrouvailles entre le peuple et son armée nationale. C'est l'un des aspects les plus magnifiques de la révolution en cours.