C'est en islamiste et non pas en tant qu'homme d'Etat que Hamadi Jebaïli a agi en extradant en catimini l'ancien Premier ministre libyen Al-Baghdadi Al-Mahmoudi vers Tripoli. Cette décision est d'autant plus malvenue qu'elle était refusée pour d'excellentes raisons par le président Moncef Marzouki et aussi par les militants des droits de l'homme. Dans la transition difficile et heurtée qui se déroule en Tunisie, cet acte « illégal », selon le président tunisien, pèsera plus lourd sur l'image d'Ennahda que son attitude, jugée ambiguë, à l'égard des excès des salafistes tunisiens. Il ne s'agit pas ici de débordements qui ont cours naturellement dans une société débarrassée de décennies de bâillonnements et où il est loisible de constater que la modernisation autoritaire de surface n'a pas modernisé la société. L'extradition d'Al-Baghdadi Al-Mahmoudi n'est pas un débordement de militant barbu en mal de rattrapage en termes d'intolérance, c'est un acte entériné par un personnage haut placé et responsable. C'est une mesure de Hamadi Jebaïli, de Ghannouchi, d'Ennahda, c'est un acte partisan qui n'est pas à la hauteur des espérances démocratiques portées par la Tunisie nouvelle. La décision du gouvernement Jebaïli ramène la Tunisie aux marchandages traditionnels qui existaient entre les régimes de Zine El-Abidine Ben Ali et de Mouammar Kadhafi. Même si la Tunisie a besoin de la Libye dans un contexte de difficultés économiques, cette mesure est une faute politique. Derrière l'apparente solidarité entre islamistes, le chef du gouvernement tunisien a envoyé un signal de faiblesse politique à l'extérieur. Plus gravement, il porte atteinte à l'idée que l'on se fait d'une Tunisie ouvrant la marche vers le respect du droit et des libertés. La colère du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) exprime parfaitement le sentiment d'outrage qui étreint les militants des droits de l'homme. Dans un communiqué signé par sa porte-parole Sihem Bensedrine, le CNLT estime que la Tunisie s'est déshonorée en livrant Baghdadi Mahmoudi. « Le CNLT craint que cette extradition n'ait fait l'objet d'un marchandage indigne de la Tunisie postrévolutionnaire qui s'est engagée à respecter les principes fondamentaux des droits humains ». L'organisation énumère les arguments connus et incontestables qui rendaient cette extradition totalement inopportune vers une Libye où les garanties de respect de l'intégrité physique ne sont pas réunies, pas plus que la possibilité d'avoir un procès équitable. C'est à juste titre que Mme Bensedrine souligne que les autorités tunisiennes ont accepté le déshonneur « en s'affranchissant des principes et des valeurs de la révolution et de l'obligation de protéger tout étranger qui risque d'être persécuté dans son pays et qui est venu chercher asile sur son territoire ». L'affaire se double d'une sorte de coup d'Etat interne puisque le Premier ministre, agissant en partisan borné, a outrepassé ses prérogatives et empiété sur celles du chef de l'Etat, Moncef Marzouki, qui donne libre voix à sa colère. Même si cela ne change rien à la réalité, il est salutaire que les militants des droits de l'homme en Tunisie ne laissent pas passer cet affront aux valeurs qu'ils ont défendues contre vents et marées.