Quinze milliards de dollars d'achat d'armement et des promesses que le gaz du Golfe, notamment qatari, ne cherchera pas à menacer les positions de la Russie en tant qu'un des principaux fournisseurs de gaz vers l'Europe, c'est le deal proposé par le patron des services de renseignements saoudien, Bandar Ben Sultan, au président russe Vladimir Poutine pour lâcher Damas. Les agences de presse disent que la réponse du président russe a été peu «probante», ce qui laisse entendre que Vladimir Poutine a été «poli» à l'égard du prince saoudien. Des deals de ce genre peuvent effectivement exister, les relations internationales et les rapports entre Etats n'étant jamais une pure affaire de principe. L'intérêt, c'est une vieille vérité, prime sur tout le reste. Le chef de l'Etat russe n'étant pas dépourvu de pragmatisme, la vraie question était donc de savoir si la Russie a intérêt de lâcher Damas en contrepartie de cette «offre» que le prince Bandar croyait suffisamment alléchante. Il ne faut pas sortir d'un grand institut stratégique pour répondre par la négative. Moscou a accepté, avec un certain dédain, de se laisser attribuer le «mauvais rôle» dans la crise syrienne par les médias occidentaux et donc par les pouvoirs occidentaux. Ses intérêts avec les Occidentaux sont infiniment plus importants qu'une transaction à 15 milliards assortie d'une promesse que Ryad n'est pas en mesure de tenir. Ces intérêts n'ont pas poussé Moscou à changer de cap sur la crise syrienne. La Russie a fait obstacle à toute résolution pouvant comporter même de manière allusive une possibilité d'intervention militaire en Syrie par d'autres Etats. Le précédent libyen où les Occidentaux ont interprété à leur guise des résolutions de l'Onu a servi d'étalon de mesure pour Moscou. Pas question de se laisser «berner» une seconde fois : le message a été martelé sur tous les tons depuis le début de la crise syrienne. L'intérêt commercial, tout relatif, d'une transaction à 15 milliards de dollars et d'une promesse bidon, ne peut supplanter l'intérêt d'une puissance à rappeler son «statut». Le deal saoudien est tout simplement ridicule par rapport à cet enjeu. Si Moscou, même en y mettant quelque forme, accepte de lâcher Damas, les dégâts d'image à son statut de puissance ne seront pas réparables par quinze milliards de dollars. Dans cette histoire, on aura appris que Damas par souci des intérêts de son soutien russe a refusé au Qatar le passage d'un gazoduc par son territoire. Ce qui éclaire un peu plus l'hostilité du Qatar à Damas et la transformation d'Al-Jazira en un média de propagande grossière sur la guerre civile qui déchire la Syrie. On n'apprend pas grand-chose du refus russe du deal. Il est rationnel et traduit dans le sens le plus plat du terme le principe de la défense de l'intérêt. Par contre, le deal est surtout révélateur de l'état d'esprit saoudien - commun d'ailleurs avec les autres monarchies - où les dirigeants sont tellement obnubilés par leurs pétrodollars qu'ils croient que tout s'achète. La realpolitik existe bien, il n'y a presque que cela. Mais le patron des services saoudiens en a une vision tellement vulgaire qu'il ne s'est même pas posé, préalablement, la question basique de savoir si Moscou avait intérêt à perdre une image d'Etat qui tient tête aux Occidentaux pour quelques milliards de dollars. A l'évidence, la realpolitik a beaucoup plus d'épaisseur à Moscou. Les Saoudiens ont une conception bazariste des rapports de force et de la politique. Il faut dire à leur décharge que cette posture a très souvent fonctionné. Ils ont l'habitude de se servir du tiroir-caisse pour acheter des soutiens. Dans l'univers mental des marchands de tapis, tout s'achète et tout se vend. Bandar-Bush comme on l'appelle dans les couloirs des officines à Washington a eu de la chance de ne pas entendre les noms d'oiseau que réserve Vladimir Poutine à ceux qui ont le don de l'exaspérer.