Mort en 1924, il revient au monde en 2014. Le califat vient de naître. En Irak, selon le dernier communiqué de l'Etat islamique de l'Irak et du Cham. Fascinante résurrection, monstrueuse entité avec le même art du nu annoncé par l'émirat taliban : lapidation, mains coupées, police des mœurs, drapeau noir sinistre, tribunaux de la charia. Du Pol Pot pour Khmers verts. Et ce n'est pas un jeu de mots ou de couleurs. Le fantasme du califat ressuscité est puissant dans l'imaginaire islamiste et même baathiste. Moment de gloire, sécurité, unité, puissance, rêve d'empire et de restauration. La tendance traverse les pays malades partout : Marine Le Pen autant qu'Abou Bakr El Baghdadi rêvent tous deux de la souche, de la pureté, de la restauration. Et ce rêve de califat a aussi sa cartographie, son imago mundi : il ne croit pas aux frontières sauf celles dessinées par le djihad, les chroniques de Tabari ou le fantasme des Foutouhates/occupations/colonisations. Dar El Islam contre Dar El Harb. L'entité, longtemps en gestation dans l'imaginaire islamiste, du Pakistan à Agadir, devait, tôt ou tard, tenter de sortir de l'histoire, vers la géographie. Elle vient de le faire en Irak. Lignes pures, désertification, épuration et purification. La littérature de Da'3ech en Irak est une fascinante collection des fantasmes de base de tout djihadiste. De sa vision du monde, de la Médine première, des premiers temps purs, de la loi et de la charia. Tout ce que le djihadiste a lu depuis un siècle de réédition des œuvres les plus fanatiques de l'époque d'Ibn Taymia. Et qui aujourd'hui mord la terre et tente d'émerger comme un immense parasite des entrailles d'un pays pour se répandre sur les sols de l'humanité. D'ailleurs, ce fantasme de restauration est lisible dans le pseudonyme même du calife : Abou Bakr El Baghdadi. El Baghdadi parce que cela se passe en Irak, l'enseigne Baghdad cristallise à la fois la frustration de la capitale du monde, perdue, la guerre contre l'Irak, le lieu exact de l'actualité et le souvenir obsédant d'un empire. Abou Bakr, parce qu'il s'agit du nom du premier calife, du moment zéro plus un, juste après la mort du prophète. Avant la fitna, la scission, la dissidence chiite, l'irruption de l'Histoire dans l'Utopie. Abou Bakr est donc un recommencement, une reprise en main. On reprend l'histoire des fondations avant les chiites, on corrige le tir et on met le cap vers la fin du monde mais sans les erreurs d'Ali, de Othman, des Omeyyades et des dissidences ultérieures et des hérésies. C'est le moment parfait. Le fantasme est si puissant que déjà il « double » Al-Qaïda tombée dans le statut mineur de petite base d'éclaireurs, et attire les allégeances des cellules djihadistes au Maghreb. Le califat est un rêve puissant dans l'imaginaire religieux, un moteur centrifuge, une tentation millénaire et qui sommeille en chacun. Une version de la Croisade mais contre le Temps qui passe pour remonter vers le Temps éternel. Cela devait arriver un jour ou l'autre. Avec les milliards des Al Saoud, les Chaînes satellitaires, les feuilletons religieux, les « savants » et les traumatismes de l'Occident agressif, il devait venir au monde une génération qui croit stopper le temps, le tuer et le faire remonter vers ses origines et incarner cette cartographie imaginaire d'un califat avec un Abou Bakr, un Amrou Ibn El 3ass, un Omar et des chevaux à la conquête du monde et des Byzance en ruines. Le djihadiste de base, dessinant le monde à travers la caricature ce qu'il croit être le passé d'or et de gloire. Tuant Dieu au nom de Dieu. Purifiant. Restaurant le vide antique. Et ce n'est pas un caprice, mais l'une des plus féroces maladies du siècle qui s'annone. Un monstre est né et on sait que les monstres de l'imaginaire sont les pires et les plus meurtriers quand ils débarquent dans le réel. En Irak, ce califat ne fera pas long feu, mais le fantasme a déjà pris des forces et des sangs. Il reviendra ailleurs. Insistant désormais.