Suite et fin Entre 2000 et 2015, le pays connaît une révolution audiovisuelle avec l'essor spectaculaire des diziler. Dans le même temps, la Commission européenne estime que la Turquie réalise d'importantes réformes politiques, juridiques et économiques répondant aux critères (14) d'adhésion définis à Copenhague. Le rapprochement entre la Turquie et l'UE signifie la démocratisation de la Turquie et une plus grande autonomie du gouvernement civil à l'égard de l'armée turque et des milieux nationalistes, deux forces très influentes dans le pays. Difficile dans ces conditions d'affirmer que la Turquie n'est pas Occidentale. Déjà, dès le premier quart du XIXe siècle, dans le contexte du Congrès de Vienne (1815), la question turque et l'identité occidentale de la Turquie s'invitent-t-elles dans les débats autour de la construction européenne : les Turcs sont intégrés au «concert européen» des Nations aux côtés des puissances européennes mais ils sont présentés dans le même temps comme hostiles à l'Europe, depuis la prise de Byzance par les Ottomans en 1453 (15) , malgré le mouvement de réformes modernisatrices ou Tanzimat (1839-1876). Dans les années 2000, en France, Valéry Giscard d'Estaing, François Bayrou, Philippe de Villiers, Nicolas Sarkozy ou encore Marine Le Pen considèrent la Turquie comme étrangère à l'Europe, alors que le double processus de modernisation et d'européanisation du pays n'est pas achevé en 2015. Or, les Turcs, qui sont présents en Europe depuis le XIVe siècle, aux portes de Vienne jusqu'à la fin du XVIIe siècle, et qui s'engagent dans le Premier Conflit mondial auprès des empires centraux européens (Allemagne et Autriche-Hongrie), se considèrent finalement comme les successeurs de l'Empire byzantin ; bref, comme des Européens, comme le montre la série kurt Seyit Ve Sura (2014) dont l'action se passe essentiellement dans le monde russe et dont l'héroïne, Alexandra Verjenskaya (Farah Zeynep Abdullah), appartient à une noble famille russe. Le succès de la série Ezel (2009-2011), pâle copie des séries états-uniennes, contribue, à plus d'un titre, à la diffusion de représentations idéalisées et archétypales de l'Occident : violence, action (de type « karaté ou debza » en Algérie) et scénario hollywoodien : Ezel (Kenan Imirzalioglu) doit se venger de sa propre mort après avoir changé d'identité. Or, cette perspective et l'idée d'une entrée de la Turquie dans l'EU suscitent d'intenses débats. Les arguments opposés à son adhésion postulent une essence et une culture non-européennes, et concluent par conséquent que la Turquie ne peut entrer dans l'UE même si le pays répond à toutes les conditions exigées. Les opposants se situent particulièrement dans les partis de droite et chez les démocrates chrétiens : Modem, UMP/Républicains, MPF de Philippe de Villiers, FN, ainsi que les chasseurs de CPNT en France. Le 9 novembre 2002, Valéry Giscard d'Estaing lance le débat en France, en écrivant dans Le Monde que l'entrée de la Turquie dans l'EU signifie la fin de l'Union européenne. À gauche, Robert Badinter, membre éminent du Parti socialiste, déclare le 13 décembre 2004 dans Le Figaro que l'adhésion de la Turquie serait « aberrante ». Nicolas Sarkozy indique que « si la Turquie était européenne, ça se saurait ». Certes, le turc n'est pas une langue indo-européenne, mais ce n'est pas le cas du finlandais, de l'estonien, du hongrois ou encore du basque. Certes ensuite, la capitale, Ankara, n'est pas située en Europe, mais Nicosie, capitale de Chypre non plus. Certes enfin, les Turcs sont majoritairement musulmans, mais l'Empire ottoman, qui a succédé à Byzance, a bénéficié de l'héritage gréco-romain. François Bayrou rappelle que 90 % du territoire turc se situent en Asie et non en Europe, mais les frontières géographiques ne sont que des conventions : lorsque De Gaule parlait de l'Europe de l'Atlantique à l'Oural, bien au-delà des frontières turques, personne ne jugeait cela aberrant. Plus encore, depuis 2004, l'UE est proche de la Syrie et du Liban par l'entrée de Chypre. Le député européen, Jean-louis Bourlanges, ancien proche de François Bayrou, déclare dans Le Monde en 2004 que pour être européen, il faut avoir été chrétien depuis 1 500 ans, mais quid d'abord des Hongrois christianisés seulement au XIe siècle ; quid ensuite des juifs, des musulmans présents en Europe ; quid enfin des athées et des agnostiques ? La question est de savoir si l'Europe omnipotente est un «club chrétien» ? D'aucuns estiment que l'entrée de la Turquie dans l'UE renforcerait le poids des Etats-Unis, mais c'est déjà le cas avec le Royaume-Uni, hostile à la transformation de l'UE en une fédération indépendante de Washington. Au contraire, en mars 2003, la Turquie a refusé de participer à la guerre contre l'Irak aux côtés des Etats-Unis, se plaçant ainsi dans le même camp que la France et l'Allemagne. La France propose un partenariat privilégié et non une intégration à l'UE : le pays est le seul Etat du monde à bénéficier d'une union douanière avec l'UE, ce qui fait de la Turquie le 29e pays membre de l'UE en matière commerciale. Le cardinal Ratzinger fut hostile à l'adhésion de la Turquie, mais, une fois devenu pape Benoît XVI, il déclare en juillet 2007 que le Vatican n'est plus hostile à l'entrée de la Turquie dans l'UE. Les opposants jugent que la Turquie n'adopte d'une démocratie partielle ou de façade : les premières élections pluralistes ne sont organisées qu'en 1946 et 1950, à la suite desquelles le Parti républicain du peuple a perdu le pouvoir dans un contexte de rapprochement avec les Etats-Unis et l'Europe occidentale au début de la guerre froide ; le pays est une dictature militaire de 1980 à 1983. Les ultra-nationalistes de l'armée sont hostiles à l'intégration européenne, à la démocratisation du pays qui représenterait une menace pour le pouvoir. Ainsi, depuis les années 1980, l'« Etat profond » désigne une stratégie de tension intérieure pour rétablir un climat de crise politique permanente et bloquer le rapprochement entre la Turquie et l'Europe. Devant des arguments essentialistes et racialistes, certains opposants à la Turquie mettent en avant des arguments géopolitiques, rationnels et universalistes. D'une part, l'UE serait renforcée comme puissance géopolitique et économique mondiale, par sa présence au Moyen-Orient, par l'existence de réseaux d'oléoducs en Turquie et par le fait que la Turquie est devenue la 6e ou 7e économie d'Europe. En France sont favorables la LCR, le PCF, le PS (en dehors de Robert Badinter et Laurent Fabius) et les Verts. En somme, le clivage est droite/gauche. Ask Yeniden (2015), qui est l'une des séries turques qui incarnent le mieux l'occidentalisme, amorce l'entrée du pays dans la modernité : Fatih (Bugra Gülsoy) et Zeynep (Özge Özpirinçci) reviennent des Etats-Unis : l'un éconduit et l'autre mère célibataire avant de feindre une situation conjugale pour éviter les tensions familiales. Le feuilleton algérien à succès Houb fi qafasse el itiham (Ramadan 2015) reprend ces thématiques ; à l'évidence, dans une logique de réforme de la société algérienne visant à consentir à la modernité et au libéralisme des mœurs. De même, les personnages principaux de la série Kiraz Mevsimi (2014-2015) sont formidablement occidentalisés : Öykü Acar (Özge Gürel) styliste branchée de 22 ans issue d'un milieu ouvrier ; Ayaz Dinçer (Serkan Çayoglu) et Mete Uyar (Daghan Külegec), amis d'enfance appartenant à l'upper class et tous deux architectes de 30 et 31 ans ; Seyma Çetin (Nilperi Sahinkaya) assistante styliste vénale de 25 ans et amie d'enfance d'Öykü. Ces jeunes gens fréquentent ostensiblement les lieux branchés d'Istanbul avec une désinvolture typiquement occidentale : boîte de nuit, cafés, restaurants, clubs de sport, etc. Les clivages sociaux et leurs corollaires l'ascension sociale et le mariage hypogamique sont au coeur du récit et constituent de façon générale une antienne dans les dramas turcs. Dans l'épisode 18 de la première saison, la nouvelle directrice artistique, Monika, propose à Öykü de travailler à Milan : Istanbul regarde moins du côté de son intérieur que vers Milan. De même, la série Medcezir (2013-2015) offre à plus d'un titre l'expression de l'occidentalité où les protagonistes appartiennent à la haute société d'Altinkoy à Istanbul : la série est inspirée de la teen drama US, The O.C. dont l'histoire se passe à Newport Beach en Californie. À l'exemple de ce qui se passe outre-Atlantique, la série a suscité des réactions passionnées autour de l'acteur principal Çagatay Ulusoy, conduisant dans la blogosphère à une « Çagataymania ». L'analyse de ces moments invite par conséquent à une réflexion sur la manière dont les producteurs de diziler perçoivent la société turque au prisme de l'Occident. Le phénomène des diziler constitue, par conséquent, un exemple éclairant de la manière dont particularisme et occidentalisme peuvent coïncider par delà la dichotomie entre ordre ancien et ordre nouveau. L' «hybridation» Les séries turques, considérées comme le paradigme de l'hybridité, sont travaillées tout autant par des effets de mimétisme (16) que par des résiliences de particularisme. La consommation frénétique de diziler laisse entrevoir d'une part une obsession du passé et d'autre part un ordre social en pleine mutation : un processus à l'évidence contradictoire : une cohésion sociale et nationale autour d'un héritage culturel commun réactivé, et inversement une recomposition sociale procédant de mécanismes individualiste et consumériste en dépit du caractère horizontal et de l'aspiration populaire du phénomène. Le processus d'uniformisation culturelle est constitutif de la mondialisation contemporaine transformant de façon profonde « les vieilles écoles et les traditions » (17). Les évolutions récentes dans l'audiovisuel reflètent les transformations sociales en Turquie comme en Algérie. Cela reflète de manière inédite la transformation des sociétés contemporaines et la transition vers la modernité au sens occidental du terme. En effet, les diziler participent de manière active à l'émergence de nouvelles formes éclectiques de « sensibilité sociale » (18). Ainsi, les séries turques représentent l'une des formes les plus hybrides de la production audiovisuelle, incarnant les contradictions relatives aux questions identitaires et sociales dans le monde contemporain. Les thèmes du départ de la métropole stambouliote ou du mariage hypogamique entre un citadin fortuné et une villageoise déshéritée se confondent de manière contradictoire. Ces thématiques universelles se retrouvent dans une triple dichotomie entre urbanité/modernité/richesse et ruralité/archaïsme/pauvreté, notamment dans les séries Asi (2007-2009), inspirée de l'ouvrage de Jane Austen, Pride & Prejudice, et Gönülçelen (2010-2011), inspirée de la pièce de théâtre Pygmalion de George Bernard Shaw. Dans la série Sila (2006-2008), le clivage entre l'urbanité et la ruralité est patent : le particularisme rural du agha de Mardin, Boran (Mehmet Akif Alakurt) se trouve mêlé aux attributs de l'occidentalisme urbain, manifestes chez l'héroïne éponyme (Cansu Dere). Le cheval, symbole de la ruralité par excellence, est un élément hautement primatial du récit. Dans Asi, il est constitutif de la relation entre Asi (Tuba Büyüküstün) et Demir (Murat Yildirim) : pour Asi, Demir est responsable de la mort de son cheval ; Demir lui offre un nouveau cheval ; la relation peut repartir. De même, les premières scènes de l'épisode 1 de Sila montrent des cavaliers dans une course poursuite à vive allure dans le désert de Mardin : les hommes de Boran poursuivent le frère de Sila, amoureux de la sœur de Boran, afin de sauver l'honneur familial. Le cheval prend alors une dimension doublement symbolique : au-delà du simple moyen de déplacement en milieu rural, il représente moins un signe extérieur de richesse que le symbole de la fierté « bédouine » et de « l'esprit de clan » ou « al assabiya », au sens khaldounien du terme. Cet invariant dans les dramas turcs se traduit en Algérie par un intérêt certain pour l'hyppophilie, notamment à l'ouest du pays où se développent, depuis ces dernières années, des villages équestres à Tiaret, Mascara, Sidi Bel Abbes, Oran, Mostaganem, Chlef ou encore Tlemcen, avec la multiplication de stages de formation et de perfectionnement des cavaliers et des corps de métiers équins. En 2008, le pays comptait 3 774 cavaliers et 3 926 chevaux et camelins, selon la Fédération équestre algérienne. Par ailleurs, une forme d'ambivalence caractérise le regard porté sur la ville d'Istanbul : dans Sila, Istanbul représente une périphérie de Mardin en Mésopotamie qui se situe au coeur du récit. Or, dans le même temps, la capitale de la Thrace orientale, est considérée comme une métaphore de l'Occident. Dans la série Fatmagül'un Suçu Ne? (2010-2012), Istanbul est le centre de gravité économique du pays et le point de départ d'une nouvelle vie pour les jeunes mariés, Fatmalagül (Beren Saat) et Kerim (Engin Akyürek) pour éviter le déshonneur familial. Ce postulat idéologique dominant vient appuyer sans détour la thèse post-coloniale d'Edward Saïd dénonçant le caractère dénégateur de l'Occident triomphant face aux civilisations dites exotiques, jugées archaïques et dépourvues d'éclat. Les producteurs de diziler font ainsi le jeu des discours occidentalistes dans le sillage de la thèse braudelienne du centre (Occident) et des périphéries (le reste du monde) considérées au mieux comme un palimpseste. La thèse occidentaliste repose, en effet, sur l'idée d'un avancement culturel de Occident traduisant ainsi un sentiment de supériorité (19) chez les « néo-latins » (20). Inversement, il est significatif que les diziler, du fait des thématiques populaires bancables abordées, résistent le mieux à l'invasion de productions audiovisuelles conventionnelles mêlant de manière subtile les référents autochtones et occidentaux. Le parcours d'Öykü de la série Kiraz Mevsimi rappelle ceux des franco-algériens Nabil Hayari et Samir Pain ou encore celui de la Turque Ece Ege. La créatrice de la marque franco-turque, Dice Kayek, dont l'inspiration se veut « between East and West », organisa son premier défilé à Paris en 1993. Plus encore, en 2010, Dice Kayek remporte le Trophée de la Réussite, récompense accordée par l'Association France-Euro-Méditerranée ; en 2013, les sœurs Ece et Ayse Ege créent la marque Nebula pour le Salone del Mobile à Milan : l'élément turc disparaît totalement. De même, la première Fashion Week organisée en Algérie du 10 au 13 juin 2015, sous la houlette de Farida Khelfa et Lynda Younga-Berber notamment, a pris une dimension mondiale avec la présence d'une trentaine de créateurs au Palais de la Culture à Alger et surtout une offensive très occidentalisante malgré des efforts d'indigénisation. La question est donc de savoir si le processus d'occidentalisation conduit ou non à la disparition des spécificités culturelles ? À l'évidence, l'enchevêtrement des symboles hybrides conduit à des formes inédites de créativité artistique sans perdre pour autant leur authenticité. De façon générale, dans les diziler, ce sont les éléments autochtones qui l'emportent sur les formes d'appropriation et d'expression occidentales devant les contestations ou à tout le moins les critiques en direction des formes d'uniformisation culturelle associée à une « agression brutale de la modernité » (21). Conclusion : Un nouveau paradigme vers un décentrement du regard Finalement, la fin des empires ne signa pas l'arrêt du système de domination culturelle conduisant en retour à repenser la mise à l'index de l'Empire ottoman. En l'espèce, la vitalité des diziler tend à invalider la thèse de la destruction de la tradition constituant un contrepoint aux desseins et aspirations culturelles des Occidentaux. L'engouement pour les mélodrames turcs depuis ces dernières années s'explique par l'hybridation faite de champs d'expérience et d'horizons d'attente. Ils sont traversés autant par la tradition et par la nostalgie du passé que par des emprunts venus de l'Occident. L'attraction exercée par les diziler au-delà des frontières eurasiatiques, en Algérie comme dans le monde, se révèle isolée en Occident en dépit de la présence de diasporas diziphiles. Il se manifeste dans l'Occident omnipotent une sorte d'arrogance couplée à une morgue héritée de la période coloniale. En effet, les productions audiovisuelles populaires des pays du Sud sont considérées comme l'expression de la trivialité et du kitsch opposés à la créativité et au raffinement de la tradition artistique occidentale. En somme, que l'on soit diziphile ou non, un constat semble s'imposer : La Turquie contemporaine, dont les productions audiovisuelles connaissent un essor mondial, fait preuve à toute force d'une grande ambition à se maintenir sur la scène mondiale de l'intertainment devant le renchérissement de la Corée du Sud ou encore du Pakistan. Les diziler diffusés sur Urdu 1 suscitent régulièrement la polémique au Pakistan : Kiraz Mevsimi et Medcezir sont jugées les plus subversives en raison des tenues et des comportements trop irrévérencieux des personnages (22). Surtout, les productions algériennes s'inspirent désormais de l'esthétique des dramas pakistanais, eu égard au feuilleton Houb fi qafasse el itiham. Les travaux universitaires récents sur ce mouvement culturel à deux visages soulignent une fois de plus l'importance des perceptions et des représentations. Débattre sur ce phénomène inédit de la vie quotidienne amène plus largement à s'interroger sur la grande capacité des pays du Sud à proposer une alternative à la production culturelle mainstream ou « junk culture ». L'évolution de la production audiovisuelle en Turquie est à rapprocher de celle des céramiques de style Izmik qui connurent un éclat particulier jusqu'au XVIIe siècle. Gageons, à la différence des carreaux d'Izmik, que les diziler résistent mieux face au rouleau compresseur des séries états-uniennes et imprègnent pour longtemps les esprits des diziphiles. Notes 14 Démocratie, Droits de l'Homme et respect des minorités. 15 Au XVIe siècle, « La Sublime Porte » fut un allié stratégique du royaume de France dans une logique d'encerclement et dans le cadre d'une alliance de revers contre l'empire des Habsbourg. 16 Bhabha K. Homi, The Location of Culture, Routledge, 1994. 17 Bayly Christopher Alan, The Birth of the Modern World : Global Connections and Comparisons, 1780-1914, Cambridge, 2004. 18 Idem. 19 Idem : « Dans de nombreuses sociétés, les formes et les styles occidentaux avaient repoussé les beaux-arts non européens de la littérature vers les marges. ». 20 Au sens de Mostefa Lacheraf. 21 Idem. 22 « Les séries turques sèment le trouble au Pakistan », Zaman France, décembre 2013.