«S'ils pouvaient vous écouter !» Ce cri du coeur est celui d'une jeune fille, en classe de terminale, où je fus invité récemment pour débattre des conflits dans le monde, du système des Nations Unies et de l'apport de la communauté internationale à la paix et des conflits entre les générations. Vaste programme. Pour ne pas assommer l'auditoire, je limitai mon intervention à vingt-cinq minutes. Trop court, certes, mais au delà, disait Orson Welles, « l'auditoire commence à regarder la montre bracelet, à la secouer pour s'assurer qu'elle fonctionne encore ». «S'ils pouvaient vous écouter», disait cette élève quand, au terme de cette intervention, lors de la séance des questions-réponses, sur différents registres, à la question sur la gestion des relations entre adolescents et adultes, je vins à dire qu'il serait sans doute utile d'écouter davantage les adolescents, et la jeunesse en général, dans tout ce qui s'entreprend engageant leur avenir et, par voie de conséquence, la paix dans le monde. Parce que, disais-je, certaines décisions sont trop sérieuses pour les laisser aux adultes exclusivement. Mon argument étant que ces catégories d'âges sont beaucoup plus proches de leur monde et plus anxieuses quant à l'avenir que ne le seraient les parents. En définitive, la modernité, imposant un rythme effréné, imposait une inversion des rôles, les adultes devenant «les enfants de leurs parents». Surtout lorsque, comme le chantait Boris Vian, ce sont ces enfants-là que l'on envoie mourir dans les tranchées. J'ajoutai qu'à un moment de la vie, d'un moment générationnel, il n'est plus question d'âge mais de connaissances acquises et de leur adaptation au monde pour le lire afin de pouvoir agir. Pas nécessairement comme le souhaiteraient les «ancien» qui, parfois dépassés, préconisent des solutions nullement adaptées. Et que la désobéissance, parfois, est morale. Je citai les jeunes gens que l'on a envoyés guerroyer en Algérie, au Vietnam et aujourd'hui même dans différents théâtres d'opération qui se sont soldés par des pertes humaines inutiles. Les objecteurs de conscience, ou ce que l'on a appelé «les déserteurs», avaient raison trop tôt. La désobéissance devient vertueuse. Je leur citai l'exemple d'un père qui, affolé par l'instabilité de ce monde, il y a longtemps, déjà, suggéra à son ainé de réviser à la baisse ses ambitions dans la vie et de postuler, une fois son baccalauréat obtenu, pour un poste au sein de la compagnie de chemins de fer parce que le vieux, cela dit très respectueusement, gardait de la corporation des cheminots une certaine idée d'engagement politique (pour satisfaire ses tendances cachées) et d'assurance d'atteindre sans encombre la retraite. Le jeune homme fut très attentif à ses arguments. Au bout du compte, il aboutit profes seur en électronique dans une université américaine. Pittsburgh, Pennsylvanie, pour être précis ! D'autres attitudes, allant à contre-courant de ce qui est admis, ne manqueraient pas pour illustrer les bienfaits de l'indiscipline. Ce sont les jeunes gens, les jeunes hommes et jeunes femmes qui, brisé l'ordre établi, ont bouleversé la donne pour imposer le déclenchement de la glorieuse et victorieuse révolution du 1er Novembre 1954. Et d'autres révolutions encore de par le monde. Abusant, sans doute, de la liberté de parole que mon père paraissait m'accorder lors de nos entretiens, j'osai, un jour, prétendre, devant lui qui se préparait à accomplir le pèlerinage aux lieux saints de l'Islam, qu'il était injuste, tout de même, de faire payer un billet d'avion à quatre chiffres, sinon cinq, en devise forte de surcroît, au musulman de San Francisco, pour accomplir le devoir sacré d'une visite aux lieux saints, alors que le Jordanien, le Syrien ou l'Irakien, pour ne citer que ceux-là, se contentent, eux, d'embarquer dans leurs vieilles guimbardes, au pire, pour faire le parcours en quelques heures. Askout», m'a-t-il répondu, l'air sévère. «Balaa fomouk» ! La liberté de parole venait d'écraser une ligne rouge. Fin du dialogue. J'avais autre chose dans mon sac à lui proposer s'il m'en avait donné le temps. Comme embrayer sur la solution suivante : une sorte de caisse commune de compensation des frais de voyage, une caisse qu'organiseraient les musulmans entre eux, de par le monde, gérée par une institution financière, pour équilibrer les dépenses de chacun et les ramener à une parfaite égalité de dépenses entre les croyants. Brimé ce jour-là, j'en gardai le désir, parvenu à l'âge adulte, de ne jamais limiter le temps de parole aux enfants qui doivent apprendre à confronter leurs idées à celles des autres, à se mesurer au monde pour, éventuellement, le changer plus tard. Et puisque certains dirigeants de ce monde prennent leurs peuples pour des enfants, parmi lesquels figure en bonne place le nôtre, je me mets, depuis la fin du second mandat de notre président, à envier les démocraties qui ont décidé, par voie référendaire, de limiter, une bonne fois pour toutes, certains mandats à deux exercices, et de s'y tenir. Surtout. Ce qui, à mes yeux, n'est pas suffisant, car même s'il est indiqué, dans la Constitution du Congo Brazza, une date limite d'exercice du pouvoir suprême, date butoir, 70 ans, âge au-delà duquel, comme les médicaments ou les conserves que vous achetez, il faut jeter l'éponge, M. Sassou Nguessou, inspiré par d'autres présidents candidats au mandat élastique, vient de suggérer que deux mandats ne lui ont pas suffi et qu'il ferait bien une entorse à la Constitution pour briguer un troisième. Celui qui précède le quatrième. Bien entendu. Comme nous le savons. Comme en Tunisie. Faisant fi de la date de péremption naturelle. Jusqu'au jour où quelqu'un de plus futé que vous, de plus jeune, sans doute, quelqu'un qui n'a rien à perdre, leur flanque une tarte à la crème sur la figure. Ou quelque chose d'autre. Histoire de les humaniser un peu et leur apprendre à écouter ceux qui en veulent encore. Et les entendre crier au complot international, aux ennemis intérieurs et extérieurs pour sortir occuper la rue avec des chars. L'auteur de «Askout», mon défunt père donc, abordant l'hiver de sa vie, parut affectionner nos tête-à-tête. Je crus lire, dans son visage, quelques signes d'écoute. De considération même pour ce que je lui disais. Ce qui m'encouragea à passer beaucoup plus de temps avec lui même s'il n'émettait plus que quelques sons - pour lui parler de la vie, qui ne vous pardonne rien, et des idées qui m'assaillaient. Il hochait la tête sans mot dire. La fatigue sans doute, pensais-je. Il agréait à tant de suggestions que, ce jour-là, après plusieurs hochements de tête, le doute me prit au moment où ma jeune sœur, qui venait de franchir le pas de la chambre, portant un plateau de thé, s'étala de tout son long, dans un grand vacarme de verres cassés et de théière renversée. Il n'eut aucune réaction et continuait à me regarder. Alors, l'évidence s'imposa à moi. Le cher homme était devenu sourd.