Central Park, sous un ciel d'été indien profond. Cet immense poumon de New York qui fait oublier New York et l'île dense de Manhattan. Arbres géants avec ces tons de feuilles mortes qui font ressembler le monde à un incendie froid ou à un poème devenu une vieille page. Des enfants jouent. Des gens passent, courant : culte du long souffle et du corps dans les grandes villes américaines. Les joggeurs donnent d'ailleurs l'heure de l'aube, chaque matin, vus des fenêtres de l'hôtel. Des sentiers dans le parc mènent à des arbres encore plus grands et le ciel a des couleurs d'eau. Cela vous donne cette envie de rester immobile, à écouter novembre, réordonnant les choses de votre esprit, classant la nationalité, la peau, les prénoms et impressions. Vous reposer. Laisser les brindilles de thé retomber au fond de votre âme. On peut passer des heures à Central Park, malgré les bruits de la célèbre 5ème avenue à côté. Longue vitrine du chic et de la hâte. Les bruits de New York sont célèbres chez ses habitants. «Si je n'entends pas les ambulances et les sirènes de police, je suis inquiet», a résumé M., hier soir, au volant de sa grosse voiture, sous les lumières féroces de Time Square. Il est amusant, souvent, d'écouter les Algériens exilés raconter leurs villes étrangères : liens de sang froid, ou d'accident, d'amour lent. Tendance immémoriale à comparer le pays perdu avec le pays trouvé au fond d'une route. Déceptions et ambitions, en mode horloge. Le plus amusant intellectuellement reste cette «troisième voie de l'exil», dessinée dans une terre lointaine pour nous. Explications : les Algériens de New York sont au moins conscients d'une chose : avoir échappé à la géographie de l'Algérie française et de la France algérienne. Ici, pas d'histoire qui pèse, sauf la sienne propre. Cela vous donne des âmes différentes. Des itinéraires. Des singularités. Quelques brillantes réussites avec pèlerinage aux sources chaque année. Le récit de ces Algériens brillants qui veulent donner quelque chose à leur pays mais qui sont mal accueillis, négligés. C'est le Grand Récit Amère des exilés brillants en Amérique, suivi par le Récit de ceux qui ne savent pas si rester est mourir et si s'exiler est trahir. Jeunes de la génération immédiate et qui vous posent la question avec angoisse. Suivi du Récit de ceux qui ont tranché, vivent bien, ont des enfants et de nouveaux prénoms à nourrir. Suivi par ceux qui sont restés par Accident et qui ont découvert l'Amérique par Accident comme Christophe Colomb. Suivi par le Récit épique est sans fin de ceux qui ne pardonnent pas à la terre du début d'avoir voulu leur fin. Ceux qui ne pardonnent pas à l'Algérie ce qu'elle est ou ce qu'elle a fait d'eux. Long catalogue du soliloque de l'Algérien avec sa terre sous l'aisselle. Au soir, dîner avec tous, au restaurant «Nomad». Visage d'accueil. Récits de vie. Yeux fiers. L'un d'eux me montre des photos de tournage du film «La bataille d'Alger». Anecdote sur la confusion, chez les Algériens de l'époque, entre les chars du coup d'Etat de Boumediene et les petites démonstrations des figurants militaires. Rires. Le souci quand on arrive à New York, c'est son gigantisme que n'allège que le reflet des immeubles lumineux, dans les eaux nocturnes, vus de Brooklyn. Petite virée dans le corps du géant urbain qui vous écrase. Question : que dire donc durant les conférences sur son pays ici invisible ? Car c'est le souci du voyageur : comment rendre visible dans les discussions son pays pour ceux qui ne savent pas qu'il existe ? Que dois faire Vendredi, face à Robinson, quand il n'est pas seulement noir mais invisible ? Vendredi est aujourd'hui l'homme sans couleur mais aussi le centre du monde et de la fin du monde (surtout). Paradoxalement. L'histoire s'écrit autrement car Vendredi est en train de creuser l'île et peut la perforer et provoquer son naufrage. Dérives sur le sens. Il fallait parler aux auditeurs avec clarté comme on explique une couleur inconnue à un malvoyant. L'algérianité ne se mange pas (elle vous mange), ne se visite pas, n'a pas de récit mondial sauf la bataille d'Alger (avec impossibilité chronique d'obtenir un visa vers Alger pour les étrangers). Il est difficile de dessiner un pays sur une petite feuille de notes. Même le désert semble plus meublé et plus facile à raconter. Mais cela se construit. Un pays peut être un livre. Par la fenêtre du 16ème étage, la ville est infinie et s'en va vers les bords de la terre. On se construit des images dans la tête sur New York. Vestiges de films et de clichés. L'hôtel à ceci de luxueux et de vintage qui le fait ressembler au film «Hôtel Budapest». Excès et componction. La chaleur est lourde. Les gens sont pressés. Une phrase insiste dans la tête : «New York est un smartphone géant». Absurde. Cette ville est surtout un empire. Elle a des immeubles qui prennent le ciel au cou. Des gens qui travaillent dans les nuages et en redescendent en fin de journée.