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Les émeutes en Tunisie: Une fièvre et des méthodes anciennes
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 13 - 01 - 2018

La situation est chaude en Tunisie. L'histoire contemporaine du pays enregistre une «tradition» des mois de janvier tumultueux (1952, 1978, 1980, 1984, 2008, 2011) et le souvenir de 2011 attise la conviction qu'on peut faire des choses «révolutionnaires».
La surprise de 2011 suffit à échauder contre toute envie de prédire ou de faire des pronostics, les inconnues restent grandes face à l'événement et à ses conséquences jusqu'à ce jour. Les gens et les médias s'emballent sans prendre le temps de passer par des analyses approfondies des conditions et de ce qui sous-tend la tension et la violence apparentes. La situation est effectivement difficile à décrypter ; elle exige une attention soutenue dans le temps et des enquêtes fines. On commence à en produire en Tunisie depuis 2011 et il suffirait de revenir par exemple aux rapports réguliers du Forum tunisien des droits economiques et sociaux. Malheureusement, on vit trop dans l'immédiateté, et la médiatisation en pointillés, souvent surprise par les pics, accentue l'incompréhension des faits.
Une secousse de plus
Il s'agit vraisemblablement d'une secousse de plus, souvent en janvier depuis 2011, coûteuse et douloureuse pour un pays qui n'arrive pas à redresser la situation économique qui empire depuis des décennies suite à des choix inopérants. 2011 a emporté Ben Ali, lâché par ses acolytes qui n'ont pas disparu puisque ils agissent dans le cadre de réseaux plus ou moins constitués. Réseaux et intérêts ne peuvent pas se défaire d'un coup de baguette. Le pays était depuis longtemps sous la férule d'une mafia installée dans les arcanes de l'administration et du pouvoir qui excluait les énergies non affiliées au système. L'ensemble des habitants du pays ne bénéficiait pas de la croissance de l'économie d'alors, engagée dans des stratégies économiques, actionnées par des intermédiaires choisis et productrices de privilèges de plus en plus fléchés.
La Révolution de décembre 2010/ janvier 2011 a donné un coup dans la fourmilière, elle a ouvert la porte à de nouveaux acteurs et brouillé des cartes pour les anciens joueurs. Après l'effet de surprise et quelques accommodements, beaucoup de joueurs sont revenus à la surface (en personne, avec des alliances nouvelles ou à travers des opportunistes avisés). En quelques années et avec des arrangements, on a remis de l'ordre politiquement entre les anciens (du RCD de Ben Ali principalement) et les nouveaux (islamistes d'Ennahdha surtout) qui ont partagé le gâteau de la direction politique, autour d'une grammaire simple : «Tu me tiens, je te tiens... : arrangeons-nous pour durer ensemble».
Au bout de 7 ans et quelques réalisations politiques (constitution 2014, élections 2011 et 2014...), on est toujours sans réformes de fond, sans politique publique innovante, sans investissement en faveur des plus défavorisés, sans choix économiques d'avenir (par exemple dans l'agriculture). On pense toujours paresseusement au retour du tourisme, à l'exportation de l'huile d'olive ou aux marchés de start-up...
Des signaux négatifs
Les manifestations actuelles ne sont pas les premières et hélas, pas les dernières. La dernière loi des finances entrée en vigueur le 1er janvier est le déclencheur, mais des facteurs profonds agissent sur la vie et le moral des Tunisiens usés par la politique de l'endettement, la hausse des prix, l'inflation, le chômage, l'absence de solutions visibles et palpables. Avec la politique fiscale qui ne rétablit pas les déséquilibres anciens (les professions libérales restent épargnées), la corruption non stoppée malgré quelques arrestations remarquables (on soupçonne des signes de vengeance de la part de «caïds» menacés dans les violences actuelles), la classe politique aligne depuis longtemps des signaux négatifs. La date des élections municipales a été retardée à trois reprises ; l'Instance indépendante des élections (ISIE), en crise depuis mai 2017, a fini par faire élire un 3ème président sans inspirer confiance pour les prochaines échéances (les municipales en mai 2018 et les présidentielles en 2019). Les élections partielles pour les Tunisiens résidant en Allemagne de décembre 2017 ont révélé une défiance envers cette instance qui a eu le mérite de faire démarrer en 2011 des élections crédibles. Le fils du président de la République veut faire joujou avec la politique avec le parti créé en 2012 par son père ; l'héritier du père nonagénaire et sûrement dépassé, malgré sa réputation de vieux loup, s'incruste dans les rouages de l'Etat quitte à faire fuir les forces constructives. Le premier ministre Youssef Chahed n'arrive pas à se faire une stature d'homme d'Etat ni à maintenir une attitude directe contre les méfaits affairistes (peur? blocages ? manque de soutien ? Il est vrai que sa nomination en août 2016 est le fruit d'une entente préalable après 7 premiers ministres tournants et des cohortes de ministres éphémères). L'Assemblée des Représentants du Peuple est constituée de députés absentéistes, moutons de Panurge (surtout du côté islamiste), occupés à voter leurs avantages et des accords économiques proposés par l'exécutif (l'élection du président de l'ISIE a été un feuilleton cocasse). L' Union Générale des Travailleurs de Tunisie, qui possède une certaine force d'arbitrage, est en perte de vitesse et parfois même affaiblie par l'opportunisme et le corporatisme de militants régionaux : dans cette organisation aussi, le renouveau tarde à arriver. Le pouvoir judiciaire est inchangé, conservateur et parfois franchement réactionnaire... Réfugiés dans l'opacité et sans législation de rechange, les juges participent à l'inertie générale contre la corruption de plus en plus apparente. Le pays se trouve sans direction ni morale politique minimum et la société est éreintée par le travail de division «identitaire» entretenu par les débats depuis 2011. La croissance ne suivant pas, la fragilité augmente avec les problèmes qui s'accumulent et les poches de frustrations qui se multiplient partout.
Manque d'imagination et impuissance
Classe politique, administration et médias sont en deçà d'une crise qui se manifeste régulièrement depuis 2011 parce qu'elle est réelle et globale. On parle des symptômes sans s'attaquer aux solutions, les déclarations se répètent ou se répondent, sans passer à des actes significatifs. Cette actualité fiévreuse entretient la matière médiatique, qui frise l'emballement, ici et ailleurs, comme si la Tunisie offrait un théâtre attendu pour une explosion. Certes les perturbations sont sérieuses ; elles alarment sur des difficultés croissantes et sur l'absence d'horizon, notamment au sein de la jeunesse désoeuvrée et sujette à plein de tentations (drogue, gains faciles dans l'informel, radicalisation, émigration illégale...). Il faudrait prendre plus au sérieux ces «révoltes logiques» mais l'Etat est faible, manque d'ancrages concrets et locaux, d'outils d'action. Un exemple parmi d'autres, la police est dépassée par le mélange entre colère protestataire et infiltrations délinquantes : les policiers se sentent en danger et ne s'habituent pas au nouveau regard de la population, moins terrorisée et moins déférente dans l'ensemble.
Les premières réactions des autorités ont été de s'en prendre aux députés du parti Front Populaire qui a appelé à des manifestations pacifiques. Ce qui est maladroit et contre productif et alimente des polémiques stériles (peut-on manifester la nuit ?). Ces réflexes impulsifs ne sortent pas de la facilité à se diaboliser les uns et les autres alors que nos politiciens doivent prendre des mesures, assumer en actes leur responsabilité. Nous avons besoin de gens qui se penchent sur le réel et non sur le commentaire à propos des communiqués réciproques. Cette fabrication sans fin de la rhétorique médiatico-politique est néfaste, elle recouvre une impuissance réelle dans les partis, dans le gouvernement et dans l'administration. Nos appareils d'Etat sont vieux, peu habitués à agir rapidement, dénués de moyens et de réflexes, ils ne disposent ni de lois nouvelles ni d'un sens de la responsabilité concrète...
Nous avons perdu du temps depuis 7 ans. Le choc de 2011 n'a pas engendré la construction des organes nécessaires à doter le pays d'un minimum d'institutions. Nous ne disposons pas à ce jour de la cour constitutionnelle prévue par la Constitution, ce qui laisse l'Assemblée des représentants du Peuple en roue libre et soumise aux consensus (souvent douteux) entre les deux grands partis (Nidaa Tounès et Ennahdha) ; cela donne aussi au président de la République une latitude très/trop grande (le fils en profite, on a des corps parallèles à la présidence comme du temps de Ben Ali...) et bloque l'action du Premier ministre (théoriquement choisi par la présidence). La magistrature qui aurait pu avoir le temps d'opérer sa mue au cours de ces 7 ans se cantonne dans les anciens réflexes, et reste soumise aux manoeuvres des cercles malfaisants (les assassinats politiques ne sont pas élucidés, les scandales financiers se poursuivent, les marchés sont opaques...). Ce qui nous laisse à la merci de la magistrature militaire, seule à agir contre la corruption actuellement. Cette dépendance envers l'armée est moyennement rassurante pour la construction d'un Etat de droit.
La Tunisie patauge dans les affres d'une transition aux mains de responsables insuffisants et timorés alors que la situation appelle à plus d'imagination et de courage, à la clarté de l'action publique et davantage de fermeté de la part des institutions. La rouille de l'ancien est visible dans un pays qui n'en peut plus, entravé par les ententes affairistes et malsaines et dont l'opinion politique, en principe libre, n'est pas assez informée sur les possibilités qui existent ni sur les modes de décision des gouvernants.
Après 5 jours, la violence qui a commencé dans la nuit de dimanche semble se calmer depuis la dernière nuit (des casseurs sont arrêtés) mais nos politiques continuent de se consumer en palabres accusatrices, se renvoient la balle autour de questions stériles alors que les problèmes de fond qui rongent le quotidien et le moral des gens appellent à des solutions. Les manifestations prévues vendredi à Tunis par le collectif Fech nistanew [Qu'est-ce qu'on attend ?] donnent le sentiment qu'une dynamique protestataire s'organise face au chaos apparent et face à des méthodes politiques dépassées et à des médias à l'affût d'une matière intéressante à exploiter.


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