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L'été 2017 tunisien: Avancées et trébuchements
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 19 - 09 - 2017

L'été 2017 tunisien est loin d'avoir été tranquille. Il succède à une série d'étés agités. L'été 2010 a été une véritable marmite sociale, celui de 2011 a grouillé des premières campagnes électorales indépendantes. L'été 2012 a vu la grande mobilisation contre la «complémentarité» et pour l'égalité des hommes et des femmes et s'est achevé par l'attaque de l'ambassade des Etats-Unis. Celui de 2013 a explosé avec l'assassinat de Mohamed Brahmi qui, après celui de Chokri Belaïd, a suscité, malgré la chaleur ramadanesque, la protestation durable du sit-in Er-rahil. L'été 2014 qui a suivi la promulgation de la Constitution a mêlé la montée de la menace terroriste et la fièvre des élections législatives et présidentielles. L'été 2015 a souffert des suites des attentats de mars et de juin tandis que l'été 2016 illustre l'affaiblissement de l'exécutif qui, malgré la signature de l'accord de Carthage, consacre l'usure des partis : le chef du gouvernement Habib Essid soumet sa démission à l'ARP. Ces péripéties de crête, choisies parmi plein d'autres, montrent une transition qui ignore les pauses estivales des démocraties établies.
Un exécutif changeant
L'agitation se poursuit en cet été caniculaire. Youssef Chahed, sixième chef de gouvernement depuis 2011, est reconduit et vient de composer la dixième formation de ministres et secrétaires d'Etat. Il mélange au sein de cette équipe de la deuxième chance - la 1ère a été constituée en août 2016 - l'enrôlement de ministres et personnes ayant servi sous Ben Ali avec de nouvelles recrues, dont beaucoup de quinquagénaires. On verra si cette formation de 35 responsables dont 6 femmes pourra réduire les problèmes économiques qui ne font que s'aggraver (chômage et inflation galopent) et continuent d'affecter les institutions de l'Etat qui offrent de fortes résistances au changement. Les maux sociaux et économiques se creusent avec le temps et les réformes de base n'ayant pas eu lieu dans la fiscalité, l'administration, la justice et la police... la situation devient de plus en plus invivable pour les Tunisien(ne)s. Sans compter les problèmes de fond qui compromettent l'avenir du pays et qui s'accumulent dans le secteur de l'enseignement, de la santé, des transports, de l'environnement... rendant le quotidien de la population et les perspectives de plus en plus difficiles.
Un parlement boursouflé
L'Assemblée des représentants du peuple (ARP) se débat dans des contradictions qui la font osciller entre un mercato des partis (avec des démissions incessantes et des recompositions de groupes) et des tractations de vote. On s'enlise dans une ambiance «4ème république française» avec des député(e)s qui ont assimilé la médiatisation des débats, mettant en scène leurs apparitions et déclarations sans les assortir de l'investissement nécessaire au renouvellement des lois. Le travail ingrat des commissions fait certes émerger des personnalités efficientes mais l'institution donne l'image d'une instance boursouflée, bavarde, sans volonté de jouer un rôle local et concret, dans l'intérêt du citoyen.
Deux thèmes habitent les discours, deux «guerres» structurent les débats : l'une contre le terrorisme et l'autre contre la corruption. Tout le monde en parle mais les deux terrains restent opaques même si on note un apaisement côté sécuritaire et l'arrestation de personnes notoirement impliquées dans des affaires douteuses... On suspecte des bras de fer cachés et des compromissions entre des intérêts économiques (l'économie parallèle règne) et les réseaux politiques qui ralentissent tout. Cela rappelle des exemples vus en Italie où la mafia régit le pays. Aura-t-on notre opération Manu Pulite ? Cela semble difficile avec les magistrats que le pays possède et dont les méthodes n'ont pas changé. L'indépendance du pouvoir judicaire reste un vœu pieux tandis que le pouvoir du président de la République, quoique limité par la Constitution de 2014, est le seul qui arrive à se déployer.
Des institutions faibles
Dans l'entremêlement des pouvoirs, l'Etat ne parvient pas à instaurer des règles, à les faire respecter ni à s'imposer comme arbitre. Le Président Béji Caïd Essebsi actionne les possibilités qui lui sont offertes en proposant des lois à l'ARP, nommant des ambassadeurs et des commissions... La coalition électorale qui l'a porté au pouvoir (Nida Tounis) a été pulvérisée par son fils qui a des prétentions à lui succéder et cherche à devenir député. Pour contrer le pouvoir de l'assemblée, BCE s'est allié avec Ennahdha, deuxième parti élu en 2014. Les islamistes sont certes moins forts qu'en 2012 et 2013 mais ils ont pu s'infiltrer dans l'administration et les réseaux économiques et sécuritaires. Ils concentrent présence et action sur le terrain national (la crise qataro-saoudienne les prive de fonds et surtout de perspectives d'avenir) et pourraient remporter les élections municipales, sauf que ces dernières se font attendre et que les listes islamistes souffrent d'un manque de candidats... Elles sont opportunément ouvertes aux candidatures «indépendantes» pour pallier le déficit. En comparaison avec les élections d'octobre 2011 et de fin 2014, on assiste à une usure de l'ardeur à se mêler de politique (les femmes et les jeunes restent sous-représentés et même peu souhaités vus les obstacles), à un resserrement de vis autoritaire (Hichem Alaoui, le cousin de Mohamed VI est expulsé le 8 septembre 2017), et au retour visible et assumé de personnalités et de pratiques anciennes. En même temps, on n'a pas réussi à instituer des contre-pouvoirs capables d'assainir les procédures et de fouetter les institutions : la cour constitutionnelle et le Conseil supérieur de la magistrature prévus par la Constitution dans un délai d'un an n'existent pas à ce jour.
L'avancée sociale
L'ambiance estivale s'est électrifiée autour de questions de société qui fermentent depuis longtemps. La loi intégrale sur la lutte contre la violence faite aux femmes (votée le 26 juillet) et les déclarations de BCE le 13 août (61ème anniversaire du Code du statut personnel) ont mis le feu aux débats. Le président de la République a appelé à annuler la circulaire de 1973 qui obligeait jusque-là les Tunisiennes désirant épouser un non-musulman à fournir un certificat de conversion. La pratique, déjà contraire à la loi, est incompatible avec la nouvelle Constitution qui garantit l'égalité entre citoyen(ne)s et la liberté de conscience. BCE a par ailleurs nommé une commission chargée d'enquêter sur l'état des inégalités et des libertés individuelles et de réfléchir, entre autres, à l'égalité successorale entre les sexes qu'appelle l'évolution sociale et économique. Remettre le débat sur le tapis et le voir s'étendre à la société et à l'ensemble du monde arabe est en soi une avancée. En plus de la démocratisation du débat, les avancées pratiques sont immédiates (la circulaire de 1973 est abolie le 13 septembre) et contribue à banaliser la question de l'égalité successorale (déjà en vigueur en Irak et en Turquie) qui reste un tabou dans les mentalités et l'argumentation islamiste.
Elections et «Réconciliation»
L'avancée vient couronner des décennies de luttes féministes en Tunisie. Elle croise une agitation politicienne moins bénéfique car mettant en action des intérêts immédiats : les élections municipales prévues pour décembre 2017 tardent à s'organiser pour plusieurs raisons dont la plus apparente est que le président et deux membres de l'Instance chargée de les organiser (l'ISIE) ont démissionné en mai 2017. Depuis, on ne parvient pas à renouveler l'équipe. L'ARP traîne la patte... au point que l'on se demande si ces élections vont avoir lieu et s'il ne s'agit pas d'un coup volontaire donné au processus transitoire parce que ces élections prennent le chemin de la décentralisation alors que celle-ci n'est pas désirée... Enfin, la loi de «réconciliation nationale» vient d'être votée le 13 septembre dans une ambiance houleuse et avec une majorité de 117 sur 127 présents (90 députés étaient absents). La loi proposée par BCE doit servir à amnistier des fonctionnaires et assimilés coupables d'avoir exécuté avant 2011 des ordres contraires à l'intérêt national, des marchés véreux, des décisions iniques... Même si le texte a été remanié à la suite de plusieurs va-et-vient devant l'ARP (un exercice démocratique en somme), le débat a relancé les partis et les gens hostiles à son adoption. On soupçonne la loi d'avoir servi de deal entre BCE et les islamistes qui ont été dédommagés en nature entre 2012 et 2013. Par ailleurs, même re-calibrée (la 1ère version de mars 2015 visait les hommes d'affaires), la loi est perçue comme un blanchiment insupportable du système de pouvoir précédent, d'autant que la Tunisie dispose d'une loi et d'une instance (Instance Vérité et Dignité) chargées d'appliquer une «justice transitionnelle» et qui se voient ainsi doublées et contrecarrées dans leurs objectifs. A l'initiative du collectif Manich msameh («Je ne pardonne pas») et de partis d'opposition, des manifestations ont protesté le 16 septembre à Tunis et dans d'autres villes contre le vote de cette loi qui contredit l'impératif de lutte contre la corruption et aménage des voies légales de retour à un ancien régime encore honni.
Dans un lent pas à pas non dénué de paradoxes voire de contradictions, la Tunisie tangue entre des vents contraires. La société tunisienne en avance sur ses institutions politiques ne se suffit plus des mécanismes disponibles ni de l'état de son édifice de pouvoir, partis, organisations et modes de faire compris. Les remous troublant l'accalmie estivale tunisienne ne garantissent ni la tranquillité des acteurs en situation ni les voies de construction de la démocratie. A se demander si nous ne sommes pas entrés dans un cycle d'inquiétude perpétuelle...


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