Les observateurs n'ont pas cessé de s'interroger sur les vraies raisons ayant poussé Nidaa Tounes et Ennahdha à réunir, mardi dernier, leurs blocs parlementaires et annoncer la création d'un haut comité de suivi. Il est vrai que les temps sont durs pour les uns et les autres. La campagne internationale tous azimuts contre le Qatar a ébranlé toutes les variantes de la confrérie des Frères musulmans, source d'inspiration des islamistes d'Ennahdha. Le Qatar étant leur premier sponsor. Côté Nidaa Tounes, l'opération «coup de poing» menée par le chef du gouvernement, Youssef Chahed, contre la corruption, a créé une zizanie au sein du parti, dont la direction ne sait plus à quel saint se vouer. Premier réflexe : «Serrons les rangs pour éviter le pire !» Le sommet des 20 et 21 mai dernier à Riyad entre Trump et les dirigeants islamistes a vite livré ses résultats. Les bombardements des avions égyptiens ont aidé le maréchal Haftar à étendre son autorité au Sud libyen et lorgner du côté de Tripoli. Des listes de personnalités ont été dénoncées par l'Arabie et ses alliés comme étant des terroristes. Les listes comprennent des Libyens ayant transité à plusieurs reprises par Tunis, comme le fameux Abdelhakim Belhaj, chef de la Jamaa Islamya Moukatila et ex-bras droit de Ben Laden, Mahdi Harati, le maire de Tripoli et un ex-d'Al Qaîda, les frères Ali et Ismail Sallabi, leaders des Frères musulmans libyens, ainsi que le mufti démis Sadok Ghariani, autorité théologique de Fajr Libya et principale référence de l'islam politique en Libye.
Sale temps L'homme d'affaires tunisien, Chafik Jarraya, arrêté le 22 mai dans le cadre d'une affaire d'atteinte à la sûreté de l'Etat, est un ami personnel de Abdelhakim Belhaj. Les informations filtrées de l'enquête rapportent que Jarraya est intervenu en 2015 pour libérer les dirigeants de Fajr Libya, Walid Guelayeb et Husseyn Daoudi, arrêtés à Tunis, parce qu'ils figuraient sur une liste de Libyens ayant des liens avec le terrorisme. Jarraya était par ailleurs à Genève, une semaine avant son arrestation, dans le cadre d'une réunion de ces groupes politiques libyens, visés par l'actuelle purge. Jarraya est un lobbyiste, connu pour ses liens solides avec les sphères gouvernantes en Tunisie, notamment Ennahdha, Nidaa Tounes, ainsi que dans les médias et la magistrature. Par ailleurs, le leader islamiste libyen, Ali Sallabi, cité dans la même liste et considéré comme le Qaradaoui libyen, bénéficie d'une estime particulière auprès du président d'Ennahdha, Rached Ghannouchi. Ce dernier a facilité à Sallabi de rencontrer le président Béji Caid Essebsi en mai 2015 et Ahmed Ouyahia, le chef de cabinet du président Bouteflika, en janvier dernier, qu'il avait rencontré chez Ghannouchi. Et si Abdelhakim Belhaj est interdit de séjour en Tunisie depuis des années, ce n'est pas le cas pour Sallabi, qui y séjourne régulièrement et y mène des activités politiques. En réponse aux interrogations des médias, le ministère tunisien de l'Intérieur a précisé que des centaines de Libyens sont interdits de séjour en Tunisie pour leurs liens avec le terrorisme. Face à ces nouvelles données, toutes les histoires, passées inaperçues du temps de la troika et même après, sont remontées à la surface, comme celle de l'homme des renseignements qataris en Tunisie, qui versait de l'argent à gauche et à droite dans les années 2011/12/13. Le porte-parole de l'armée nationale libyenne, le colonel Ahmed Mesmari, n'a pas livré de scoop en parlant de ce Salem Ali Jarboui, l'attaché militaire du Qatar en Afrique du Nord, basé à Tunis, qui gérait, entre autres, un fonds de huit millions de dollars. Plusieurs médias tunisiens ont parlé de cet homme puissant et le parquet de Tunis a ouvert une enquête le concernant, en 2015. L'enquête s'est même étendue au réseau de ce Qatari. Toutefois, le pouvoir politique tunisien avait décidé d'étouffer l'histoire dans l'œuf. Doha était encore très forte sur l'échiquier politique tunisien, notamment par le soutien d'Ennahdha et des réseaux de l'ex-président Marzouki. Aujourd'hui, cette histoire remonte à la surface parce que Doha a été lâchée. Ses pions vont payer les frais. Nouvel échiquier Le dernier remue-ménage, opéré par Trump à l'encontre des islamistes radicaux, a fait peur à Ennahdha. Ghannouchi n'a pas d'autre choix que de continuer son habile manœuvre de se terrer sous le parrainage de Béji Caïd Essebsi, en revendiquant la «tunisienneté» d'Ennahdha et de son islam. Certes, BCE n'est pas né de la dernière pluie et, au fond de lui-même, le président tunisien n'aime pas vraiment Ennahdha et ses acrobaties, qu'il a vu à l'œuvre. Mais, le chaos vécu par la Tunisie, en cette difficile phase de transition, ne laisse pas au président tunisien de larges espaces de manœuvre. La présence d'Ennahdha sur la tribune du pouvoir aide le président tunisien à installer le minimum d'équilibre requis, en ces moments difficiles traversés par la transition en Tunisie. Toutefois, c'est le moment aussi pour que Béji obtienne de Ghannouchi de nouvelles concessions, en matière de lutte contre le terrorisme. Du côté de Nidaa Tounes, l'équation est plus complexe. Le parti subit de plein fouet la campagne «coup de poing» du chef du gouvernement, Youssef Chahed, contre la corruption. Plusieurs députés de Nidaa Tounes sont connus pour avoir des liaisons «obscures» avec les barons de la contrebande, notamment Chafik Jarraya, impliqué aussi dans une affaire de complot contre la sûreté de l'Etat. Par ailleurs, la légitimité de la direction du parti fondé par le président Béji est régulièrement contestée. Le parti n'a jamais tenu de congrès électoral, ni de réunions publiques, dignes de ce nom. L'actuelle direction de Nidaa Tounes a peur que le chef du gouvernement, Youssef Chahed, issu lui-aussi du même parti, ne la coiffe au poteau, fort de la crédibilité acquise suite à sa campagne anticorruption et du soutien d'un nombre respectable de députés du parti, qui en ont assez du chaos installé depuis le départ du président-fondateur à Carthage. L'alliance avec Ennahdha permet de protéger ce qui reste de Nidaa Tounes d'un véritable ravage, en contrepartie d'une garantie concernant l'islam «tunisien» d'Ennahdha. C'est donc la façade qui se profile de l'alliance d'intérêts entre Ennahdha et Nidaa Tounes.