Les crises se succèdent presque sans relâche depuis 2011. La Tunisie en traverse une nouvelle. De Kasserine, où un chômeur déçu de ne pas trouver son nom parmi les nouveaux enrôlés pour un emploi, meurt le 18 janvier par électrocution, part un mouvement qui s'étend partout dans le pays. Des affrontements avec la police et l'armée reprennent avec force, entraînant des dizaines de blessés, des centaines d'arrestation et, à l'heure actuelle, deux morts dans les rangs des forces de l'ordre. UN MELANGE D'ACTIONS Même si les reportages transmettent des images rappelant les saccages de 2011, ce qui se passe semble frelaté, mêlant deux types d'agissements, des marches protestataires pacifiques et des actions d'infiltration et de casse de bâtiments et biens publics. Le mouvement de contestation des chômeurs, malmené ces 5 dernières années et excédé par l'absence d'intérêt des pouvoirs publics, est infiltré par des bandes armées, des vols et des pillages qui ont l'air d'être organisés. Les quartiers et habitants de Kasserine puis d'autres localités (Tala, Regueb, Sidi Bouzid, Le Kram...) ont vu monter les violences et constaté, après l'effet de surprise et l'absence de réactivité des forces de l'ordre, une attitude policière moins brutale que prévu face aux agitations. Des manifestants témoignent d'un traitement plus mesuré du désordre, aucune balle n'ayant été tirée sur les foules. Sur fond de mécontentement légitime (des fraudes et des irrégularités ont été constatées pour des programmes d'embauche) et de marches pacifiques dénonçant les pratiques observées, des groupes infiltrent et manipulent les populations les plus diverses et, de préférence, juvéniles et désœuvrées : des bandes de jeunes de 15 à 20 ans -parfois moins- sortent pour piller et casser la nuit tombée... Le mouvement est presque synchronisé, éclatant dans plusieurs endroits du pays : 16 gouvernorats et des dizaines de points d'impact bougent en même temps que des attaques contre les postes de police des frontières. Après un pic de pillage et de mises à sac les 18, 19 et 20 janvier, des citoyens et la centrale syndicale (UGTT) en appellent à la prudence et à surveiller collectivement les bâtiments publics... Comme au cours de la campagne «Winou el pétrole» [Où est le pétrole?] dans le sud-ouest et le sud tunisiens en mai/juin 2015, on dénonce la corruption et le manque de conséquence de l'exécutif qui est loin d'accomplir son devoir dans les régions. La discrimination positive envers les régions défavorisées proclamée par la Constitution de janvier 2014 reste lettre morte. Six mois plus tard, les revendications sont solidement formulées autour du chômage, ciblées autour de faits précis et le suivi d'une gestion gouvernementale défaillante. Après trois jours de confusion, le discours protestataire s'organise pour informer sur les faits et comprendre ce qui se passe dans chaque localité. Les médias essayent d'être moins hystériques (des progrès restent à faire) et les Tunisiens, tout au moins les plus vigilants, et les moins naïfs, sont passés à la phase du décryptage des actions et des auteurs qui se sont mélangés. Ici et là, des groupes protègent des bâtiments et veillent à la sécurité : un réflexe qui rappelle les solidarités spontanées de janvier 2011 ! PLUSIEURS HYPOTHESES Cette double tactique vise à effriter les efforts de lutte contre la contrebande et le terrorisme, très liés dans ces régions où le taux de chômage est plus élevé que la moyenne nationale (15%). Alors que les repaires de terroristes sont circonscrits, donnent des signes d'étouffer (des habitants ont été mis à sac pour les vivres) et d'être moins libres de leurs mouvements, ces troubles essayent de capter certaines forces de sécurité. A côté de la tentative de desserrer l'étau sur les zones infestées, on ne peut exclure l'hypothèse d'une guerre entre les polices et la douane, des corps infiltrés depuis des années où complicité et complaisance participent à bloquer la lutte contre le terrorisme et le commerce parallèle...Enfin, à cette guerre d'appareils, s'ajoute l'influence des lobbies d'affaires nocifs, contrariés par l'échec récent de remodeler le parti Nida Tounès. Hafedh, fils de Béji Caïd Essebsi, proche des milieux affairistes et du parti Ennahdha, est candidat à la présidence du parti fondé par son père en 2012. L'alliance des deux premiers partis de cette législature poursuit plusieurs objectifs : imposer la «réconciliation économique» qui n'arrive pas à être «légalisée» depuis mars 2015, composer des listes communes pour les futures élections municipales (en 2017 ?) et surtout s'entendre sur une gestion libérale désirée par beaucoup d'intérêts, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. Le congrès de Nida Tounès des 9 et 10 janvier 2016 destiné à introniser le fils de BCE et ses proches comme pilotes de Nida Tounès a abouti à une hémorragie du parti. Des causes des troubles pourraient être cherchées dans cette débâcle partisane qui isole le fils de BCE et ses acolytes. Imposer par la force et la terreur ce qui n'a pu être fait par la voie «politique» est une éventualité à ne pas écarter : le pays est fragile et le voisinage libyen porteur de dangers (trafic d'armes et recrues de l'Etat de Daech sur place) facilitent la tâche pour disséminer des troubles. A l'état d'urgence instauré en novembre, après le 3ème attentat de l'année 2015, s'ajoute une décision de couvre-feu à partir du 22 janvier. Béji Caïd Essebsi s'adresse au pays dans un discours plat, au montage grossier. Le drapeau tunisien et un Coran posés derrière lui, dissertant sur le danger, peuvent-ils unir un pays déchiré par le chômage et l'injustice ? L'homme a perdu de son crédit ces derniers temps et les remous de Nida Tounès rognent davantage la légitimité et l'image qui l'ont fait élire. Ce discours de circonstance est terne et convenu, comme tout ce qui sort de la communication gouvernementale. La Tunisie continue à tanguer et attend de trouver d'autres hommes, des gestes appropriés, une façon de faire et de dire la politique plus soucieuse du réel. Sur le terrain, des gens comprennent les enjeux et s'organisent pour défendre les acquis et la sécurité publics, ce qui augure d'une résistance pensée par le bas. Beaucoup d'acteurs bloquent (de façon plus ou moins déclarée) mais d'autres travaillent à contrecarrer les opérations de déstabilisation qui s'ajoutent à une situation économique et sociale toujours aussi inégalitaire et une corruption de l'administration et de l'Etat de plus en plus inadmissible, insupportable...Les coups de boutoir successifs risquent de mettre à terre un Etat paralysé de l'intérieur. Le chemin promet d'être long parce que les blocages résident dans les manières de gouverner, les lois, les institutions et les hommes en place, vieux et inadaptés face aux besoins du pays, de ses capacités comme des aspirations de ses forces vives.