Echanges courtois mais fermes, questions de fond sans complaisance: le débat sans précédent qui a opposé les deux finalistes de la présidentielle tunisienne, l'universitaire Kais Saied et l'homme d'affaires et des médias Nabil Karoui, a été salué. Un "débat historique", annoncent d'emblée les deux journalistes qui animent ce face-à-face diffusé sur la plupart des chaînes du pays entre deux candidats diamétralement opposés. Sécurité, diplomatie... ce débat abordant les principales prérogatives présidentielles clôt une campagne rocambolesque dans le berceau des printemps arabes de 2011, marquée par la libération mercredi de M. Karoui, incarcéré depuis un mois. Sa libération a relancé la campagne électorale, juste le temps de faire deux grands meetings dans le centre de Tunis vendredi, samedi étant jour de silence électoral avant le second tour de la présidentielle ce dimanche. Sur les questions de sécurité, l'expert en droit Kais Saied voit la solution dans "la loi appliquée à tous, sans distinction", et une amélioration de l'éducation. Son adversaire met en avant sa priorité, la lutte contre "la misère, la pauvreté et le désespoir", car c'est de là que "vient l'extrémisme". L'homme d'affaires Nabil Karoui insiste sur la diplomatie économique, et la création d'un ambassadeur auprès des Gafa, les géants du numérique, indiquant vouloir "attirer des investisseurs" et "aider les entreprises tunisiennes à s'implanter en Afrique". Tout au long du débat, le magnat des médias, décontracté mais parfois hésitant, a repris ses thèmes phares, présentés en dialecte tunisien: lutte contre la pauvreté et libéralisme économique. Kais Saied, sérieux mais à l'aise, a de son côté défendu une décentralisation du pouvoir, et critiqué le système partisan, tout en assurant qu'il ne démantèlerait pas la Constitution, insistant le respect du droit et de la "volonté du peuple", avec des mandats révocables. "Une justice indépendante vaut mieux que 1.000 Constitutions", a-t-il martelé dans un arabe classique châtié. Candidat sans parti ni expérience du pouvoir et plébiscité par les étudiants, il a une nouvelle fois fait valoir son "indépendance", y compris vis-à-vis de la formation d'inspiration islamiste Ennahdha, alors que certains de ses détracteurs l'accusent d'en être un relais. "On m'accuse tantôt d'être un salafiste, tantôt un gauchiste. Ce qui compte, c'est la volonté du peuple. Ce sont les jeunes qui sont derrière moi" et non un parti, a-t-il affirmé. M. Karoui a de son côté démenti, une nouvelle fois, tout arrangement ayant permis sa libération, y compris avec Ennahdha, qui vient de remporter les législatives et cherche des partenaires afin de former un gouvernement. La parti de M. Karoui, Qalb Tounes, est arrivé deuxième dans un Parlement morcelé. Les affrontements directs, courtois, sont restés rares, mais le débat a été beaucoup plus interactif que les soirées électorales avec 24 candidats du premier tour mi septembre. «Décisif» Dans plusieurs cafés de Tunis, le débat était retransmis face à une clientèle jeune et attentive. "C'est un rêve qui devient réalité ! Je suis vraiment presque en larmes", lance Aly Mhani, un jeune militant de la société civile. Rue de Marseille, le débat a même détrôné un match de foot. "C'est un débat décisif! Maintenant que Nabil Karoui est libre, je veux l'entendre", déclare Tarek Neffeti, 33 ans. "Une chose est sûre, nous en avons marre des promesses et du système ! L'avantage avec Kais Saied est qu'il est hors du système", poursuit-il. Quelques heures auparavant, des milliers de partisans des deux finalistes s'étaient rassemblés séparément sur l'avenue Bourguiba, au cœur de Tunis, encadrés par un important dispositif de sécurité. D'un côté de l'avenue, des partisans, plutôt jeunes, de l'universitaire, reprenaient des slogans de la révolution de 2011, en l'absence de leur candidat. A l'autre bout de l'avenue aux ficus taillés, c'est une imposante scène de concert, avec arche et écran géant, jeux de lumières et musiques, qui a été installée pour accueillir le patron de télévision. Au premier tour de la présidentielle le 15 septembre, les deux outsiders sont arrivés en tête, balayant les dirigeants sortants, sanctionnée dans les urnes par des Tunisiens exaspérés par le chômage, l'inflation et des services publics défaillants. M. Saied a obtenu 18,4% des voix et M. Karoui, pourtant en prison, 15,5%. Le 23 août, le publicitaire inculpé pour "fraude" et "blanchiment d'argent" avait été placé en détention provisoire. Les sept millions d'électeurs vont dimanche aux urnes pour la troisième fois en un mois, dans un contexte économique difficile, avec un chômage et une inflation élevée, qui fragilise la transition. Le résultat de la présidentielle influera sur les tractations en cours pour former un gouvernement, qui s'annoncent ardues.