La révision de la Constitution vise à «asseoir les fondements de la nouvelle République sur des bases pérennes, qui survivent aux hommes, car elles permettront de protéger le pays définitivement de la corruption et des dérives autoritaires». C'est le discours qu'a prononcé vendredi dernier, au nom du président de la République, le ministre conseiller à la communication, porte-parole officiel de la présidence de la République, Belaïd Mohand Oussaïd, à l'ouverture d'un séminaire international des avocats sur la protection juridique et judiciaire de l'investissement. Discours lu devant des membres du gouvernement, les autorités judiciaires, l'Union nationale des ordres des avocats algériens (UNOA), l'Union nationale des avocats, l'Union internationale des avocats (UIA) et l'Union des avocats arabes. Pour Abdelmadjid Tebboune, il s'agit aussi «de consacrer une démocratie authentique, fondée sur la séparation effective des pouvoirs, de protéger les droits et libertés du citoyen (...)». Entre autres axes du projet d'amendement de la Constitution, il a insisté sur «la séparation et l'équilibre des pouvoirs, une réforme globale du secteur de la Justice, renforçant l'indépendance du pouvoir judiciaire, étant le principal pilier de l'Etat de droit (...)». Si le président de la République fixe de tels objectifs à la révision de la Constitution, c'est qu'il est persuadé que le pays a évolué sous l'emprise «de dérives autoritaires» et de l'inexistence de «la séparation des pouvoirs» et à l'ombre d'une obsolescence grave du secteur de la justice pour lequel il veut «une réforme globale» pour «renforcer l'indépendance du pouvoir judiciaire (...)». Son constat est précis parce qu'il a été un gestionnaire qui a passé de longues années dans les sphères les plus hautes de l'administration publique. Il a ainsi eu tout le temps de remarquer que l'édifice des pouvoirs et de l'appareil judiciaire est totalement lézardé. Tebboune le fait aujourd'hui en tant que premier magistrat du pays, chef suprême des armées, ministre de la Défense, chef de l'Etat, président de la République. Ses prérogatives en tant que tel sont immenses, pratiquement irréductibles et sans appel par aucune autre autorité. Les raisons d'une grâce Le droit de grâce qu'il détient conformément à la Constitution ne permet à aucune juridiction de remettre en cause ses décisions. En 24 heures, le président de la République a décidé d'accorder sa grâce à 9.765 condamnés prisonniers ou en liberté. Ce qui était inattendu, puisque les mesures de grâce présidentielle coïncidaient toujours avec des dates commémoratives d'événements nationaux, comme le 1er Novembre ou le 5 Juillet. Pour cette fois, ce n'est pas le cas. Tebboune en a décidé autrement et a gracié des condamnés après à peine deux mois de son investiture au palais d'El Mouradia. L'on penserait qu'il veut par son geste apaiser des esprits et faire taire des voix discordantes, notamment celles qui réclament la libération des détenus du «hirak». Il voudrait aussi peut-être anticiper d'autres gestes de grâce au profit de détenus politiques et de la sphère économique qui crient toujours leur innocence. Pour rappel, beaucoup ont été incarcérés pour «délit d'opinion», un chef d'inculpation que tous les magistrats du pays savent, au risque de se répéter, qu'il ne figure ni n'est clairement défini dans la législation nationale. Dépassements politico-militaires ? Sans doute, quand on sait que ce délit a été brandi avec bien d'autres accusations dans une conjoncture totalement prise en main par un pouvoir militaire absolu incarné par le chef d'état-major, vice-ministre de la Défense, le général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah. Qui plus, s'était accaparé la sphère politique sans en avoir la compétence requise et surtout légale. Il serait judicieux que la décision de grâce du président Tebboune se voudrait un correctif de ce genre d'acte dont l'une des caractéristiques est qu'il est dénué de tout fondement judiciaire. Autre dérive judiciaire, celle-là au temps de Bouteflika, alors président de la République, l'inculpation de l'ex-ministre de l'Energie et de hauts cadres de Sonatrach. Rappelée la semaine dernière dans ces mêmes colonnes après l'acquittement de tous les accusés par la justice italienne (article paru mercredi 5 février 2020), l'affaire Sonatrach a, aux yeux de l'un des accusés à l'époque à la tête d'une de ses filiales, transformé des magistrats en instrument de règlement de compte entre la présidence de la République et l'Etat profond qu'est la DRS. Comment avez-vous vécu les événements de l'affaire BRC ? avions-nous demandé en juin 2018 à Abdelmoumène Ould Kaddour, alors PDG de Sonatrach. Une affaire «compliquée, scabreuse» «J'ai passé deux ans de prison à Blida, chez les militaires, j'ai été condamné officiellement à 30 mois de prison ferme, mais avant de les terminer, on est venu me dire tu sors, j'ai refusé, j'ai demandé pourquoi vous m'avez mis en prison et pourquoi vous voulez que je sorte aujourd'hui ?», a-t-il relaté. De quoi avez-vous été accusé précisément ?, l'interrogions-nous encore. «D'espionnage !», répond-il sur un ton ferme. Ould Kaddour a été jugé en 2007. Il était depuis 2002 PDG de la société Brown and Root Condor (BRC), dans laquelle l'Algérie était actionnaire avec l'américain KBR, une filiale d'Haliburton. Incarcéré à la prison militaire de Blida, Ould Kaddour a lâché «on m'a sorti de prison où on m'a fait entrer sans aucun papier, sans aucun dossier». Il a affirmé que «j'ai été jugé pour espionnage alors que BRC a construit le siège de l'état-major de l'armée ! N'est-ce pas contradictoire ?». L'affaire BRC est pour lui «une affaire compliquée, scabreuse». Il est convaincu qu'«elle a été diligentée pour casser Chakib Khelil parce qu'il n'a jamais accepté que le DRS s'implique dans la gestion des entreprises affiliées à Sonatrach, encore moins dans son ministère». L'on n'aurait de cesse de noter que l'actuel ministre de la Justice, Belkacem Zeghmati, était procureur de la République près le tribunal de Sidi M'hamed d'Alger quand Khelil a été accusé. Il avait annoncé l'ouverture de l'affaire Sonatrach et lancé un mandat d'arrêt international contre lui. Des juristes affirment aujourd'hui qu'il n'en avait pas le droit parce qu'en tant qu'ex-ministre, Khelil devait être entendu, jugé ou condamné par la Cour suprême. Nos sources pensent que «soit Zeghmati a été instruit par des officines et n'a fait qu'exécuter un ordre ou alors il s'est fait avoir». Un tel aveu cache mal la faute d'appréciation grave commise par un homme censé être indépendant de tout pouvoir. Il y a eu donc erreur, dépassement ou violation des lois de la République. Dans tous les cas, le résultat est passible de sanction pénale. Depuis mars dernier, responsables politiques et hommes d'affaires sont incarcérés sous les mêmes chefs d'inculpation ou quelque peu différents, parfois complémentaires. Nombreux d'entre eux, dont les deux Premiers ministres, ont été jugés, pour rappel, entre autres accusations, pour «financement implicite de la campagne électorale du président Bouteflika». Dans les quatre mandats présidentiels de Bouteflika, tous les membres du gouvernement ont mené campagne pour lui, particulièrement quand il est tombé malade. Quand les chefs d'inculpation se ressemblent Pourtant, pour le chef d'inculpation «financement illicite de la campagne électorale de Bouteflika», un grand nombre de responsables politiques et hommes d'affaires ont écopé jusqu'à 20 ans de prison... Ceux qui sont restés dehors devaient forcément savoir que la cagnotte collectée au profit des campagnes électorales de Bouteflika était colossale. Les magistrats en poste le savaient eux aussi. L'on rappelle par ailleurs que Issad Rebrab, patron du groupe Cevital, a été accusé de «fausses déclarations liées à des transferts de capitaux vers l'étranger, surfacturation d'équipements importés, importation de matériel d'occasion», Ali Haddad, patron de l'ERTHB, l'a été pour «non déclaration de devises, présentation de faux documents, détention illégale de passeport» et les frères Kouninef pour «trafic d'influence avec des fonctionnaires pour obtention de privilèges, détournement de foncier et de concessions publiques, blanchiment d'argent et financement occulte de partis politiques». Sans regarder de très près, les chefs d'inculpation se rejoignent quelque peu même si certains de leurs termes sont différents. Entre les accusations contre Rebrab et celles contre Haddad, il y a une bien curieuse ressemblance. Mais ce qui est étrange, c'est qu'après un an de prison, Rebrab est libéré pour en être presque blanchi alors que Haddad continue de purger sa première peine de détention illégale d'un 2e passeport, un document que tous les responsables politiques et militaires ainsi que tous les magistrats savent pertinemment qu'il n'est pas le seul à posséder. «C'est exactement comme le 2e livret de famille que détiennent les hauts responsables qui ont deux et plusieurs épouses», soutiennent des avocats. Ce sont-là des secrets de polichinelle. Pourquoi la libération de Rebrab et pas Haddad ?, avons-nous demandé à l'un d'entre eux. Le sourire qu'il a esquissé en guise de réponse en dit long sur les incohérences et dérives de la justice dont la plus flagrante est, disent tous, «la durée de la détention préventive qui pour beaucoup d'incarcérés a nettement dépassé les limites fixées par la loi». Rappelons que les hommes d'affaires bénéficient en général d'avantages fiscaux et bancaires. Durant les années 90, ces avantages ont été légion pour une caste de décideurs que la loi n'a jamais inquiétés. Tebboune veut une justice indépendante Notons que Rebrab a été classé récemment par le magazine économique américain Forbes 6e homme d'affaires le plus riche en Afrique. Sa fortune d'un peu plus de 2 milliards de dollars a augmenté entre 2018 et 2019, année où il était incarcéré, à 4,38 milliards de dollars. Il y a deux ans, il a fait inaugurer par le président Macron, une grande entreprise qu'il a achetée dans une des banlieues parisiennes avec la promesse de créer 1.000 emplois en France. Dans sa première conférence de presse au lendemain de son élection, Tebboune a précisé qu' «aucune grâce présidentielle ne touchera les personnes impliquées dans des affaires de corruption». Mais dans le séminaire de vendredi dernier, il a soutenu que «quels que soient les avantages accordés par l'Etat, soit en textes juridiques, soutien financier, avantages fiscaux ou exonérations fiscales, il est difficile pour un investisseur de s'aventurer avec un projet s'il n'a pas la garantie d'une justice indépendante, efficace et réactive, notamment en termes d'application des jugements». Son insistance sur «une justice indépendante» prouve son inexistence durant toutes ces années. Tebboune doit en connaître les revers pour être le premier président algérien à avoir un fils emprisonné depuis deux ans et dont le procès a été reporté au 26 février prochain. En exigeant, au titre de la révision constitutionnelle, qu'il veut, «une séparation effective entre les pouvoirs, une réforme globale du secteur de la Justice renforçant l'indépendance du pouvoir judiciaire (...)», il devrait en principe obliger les magistrats à rouvrir les dossiers de tous ceux qui ont été incarcérés en l'absence d'une autorité politique suprême à la tête du pays. «Il devrait leur ordonner de le faire en leur âme et conscience loin de toute ingérence politique, d'officines militaires ou de services de renseignement», affirment des juristes. Ce serait là un pan de l'édifice de la nouvelle République qu'il projette de construire. L'exigence de l'intégrité des magistrats D'autant qu'il promet aussi que l'amendement constitutionnel «donnera lieu, en ce qui a trait à la justice, à l'adaptation des lois aux exigences de la nouvelle étape, à commencer par la révision du Code de commerce afin de simplifier les conditions de création des entreprises, introduire un système de prévention pour sauver les entreprises en difficulté et renforcer les juridictions statuant en matière commerciale, à travers la spécialisation de l'élément humain». Il prévoit que «le Code civil et le Code de procédures civiles et administratives seront également révisés pour leur adéquation au développement de l'économie nationale (...). Cela contribuera à créer un climat favorable aux affaires et à accorder à la Justice de plus larges prérogative dans le domaine économique (...)». Il a mis l'accent sur l'importance de «consolider, en permanence, les mécanismes de prévention et de lutte contre la corruption en vue d'instaurer un environnement sain de toute corruption et favorable à la concurrence loyale (...)». A ce propos, il a souligné que «la protection juridique et judiciaire de l'investissement incombe à la justice pour être efficace dans la protection des droits des individus et des entreprises et le règlement, avec la célérité exigée, des contentieux dans le cadre de la souveraineté de la loi». La protection juridique et judiciaire de l'investissement étranger est, a-t-il dit, «de nature à renforcer l'attractivité de l'investissement étranger, ce qui contribuera au transfert de la technologie et du savoir, dans un premier temps, et à leur implantation ensuite (...)». Il estime à cet effet que «l'indépendance «effective et non formelle» que l'Algérie aspire à réaliser en vertu des amendements constitutionnels prévus, constituera de ce fait avec la protection de l'indépendance et l'intégrité des magistrats, une base pour la protection de l'investissement qui se consolidera par la stabilité du système juridique, au moins pour dix ans (...)».