Il est une formule usitée dans l'historiographie religieuse consacrée à l'origine du monothéisme, celle de parler d'un fait ou d'un texte «vétéro-testamentaire», s'agissant de l'ancien testament. L'octogénaire que je suis devenu depuis trois ans déjà me donne souvent l'illusion de plonger dans l'âge biblique quand je parle du passé, notamment de l'université algérienne au lendemain de l'indépendance. J'appartiens à une génération où certains de mes compatriotes avaient entamé leurs études universitaires à l'étranger avant l'indépendance, pour certains dans les pays de l'Est, appelés les «pays frères», et d'autres, sans doute plus nombreux, en France. Ayant passé mon bac (1re partie) en régime carcéral en juin 1959, j'ai pu, au lendemain de ma libération en septembre 1960 occuper le poste de maître d'externat grâce aux libéralités de feu monsieur Mokhtar Haddam, alors censeur du nouveau lycée de Tlemcen, appelé «Lycée Benzerdjeb» depuis l'indépendance du pays. Je garde, de cette année 1960-61, le souvenir d'une étude studieuse, composée d'élèves internes de la classe de 3e. Ils venaient du lycée franco-musulman et continuaient leur formation au lycée Benzerdjeb suite à un programme d'affectation de l'ancienne médersa à d'autres fonctions. C'est dans cette étude que j'ai connu comme élèves internes notre actuel président monsieur Tebboune, ainsi que l'ex-secrétaire particulier de feu le président Bouteflika, à savoir monsieur Benamar Zerhouni. Dans l'étude de la classe de 1re dont j'étais également chargé, il y avait également les medersiens : je me souviens de Aït-Abderrahim, ayant occupé de hautes fonctions au ministère du Tourisme, puis wali du Grand-Alger, Mohamed Achour, ancien PDG de la Banque Agricole de Développement, Mohammed Henni, ancien ministre des Collectivités locales, monsieur Chérif Rahmani, ancien ministre de l'Aménagement du territoire avant d'être nommé wali d'Alger, etc. La majeure partie de cette promotion a, aux termes de ses études, occupé des fonctions on ne peut plus régaliennes, d'ailleurs pleinement justifiées. Il se trouve en effet que ces promotions de l'ex-médersa de Tlemcen (fondée par décret impérial de 1850, en même temps que les médersas d'Alger et de Constantine) avaient, d'une part, l'avantage d'une formation bilingue et bénéficiaient, d'autre part, d'un enseignement de qualité prodigué par des grands noms de l'orientalisme français depuis la création de cette institution. Citons à cet effet William et Georges Marçais, Alfred Bel, Emile Janier (ancien disciple de l'islamologue Louis Massignon et père de l'ex-ambassadeur français à Bagdad, ayant quitté son poste à la veille de la deuxième guerre du Golfe). Il faut ajouter les personnalités musulmanes d'alors, acquises à un orientalisme de grande érudition : nommons entre autres feus Abdelkader Mahdad, Cheikh Ez-Zerdoumi, Cheikh Qaddour En-N'aimi, Cheikh Mohamed Chaouche, etc. Il en résulte que l'expérience menée par ces médersas franco-arabes, dont l'objectif était de former des cadres compétents dans les deux langues au service de l'administration coloniale, a été infiniment bénéfique, in fine, à l'administration algérienne au lendemain de l'indépendance du pays. Je n'étais pas satisfait de l'enseignement francophone que nous dispensaient les professeurs, majoritairement coopérants, au lendemain de l'indépendance, notamment à la faculté de lettres et sciences humaines, contrairement à un noyau de coopérants plus attractifs exerçant à la faculté de droit et de sciences économiques (Tiano, Peyrega, Gallissot, Timsit, suivi par Mahiou et J.R.Henry). Aussi, étions-nous quelques-uns à garder une inscription en candidats libres pour nous engager dans une activité professionnelle. L'année 62-63 était marquée par un déguerpissement massif des fonctionnaires pieds-noirs. Le Palais du Gouvernement était quasiment vide. Recruté le 3 juin 1963, à l'âge de 23 ans, comme administrateur civil à la Direction Générale du Plan et des Etudes Economiques, logée au 6e étage du Palais du Gouvernement et dépendant alors de la Présidence du Conseil, j'étais intégré à l'équipe de Abderrahmane Kiouane, ancien membre du MTLD et simultanément adjoint-maire de Jacques Chevalier (maire socialiste du Grand-Alger) en 1953, avant de s'engager au FLN et de faire partie du GPRA où il remplit les missions d'ambassadeur auprès des pays du Nord (Suède) et d'Asie (Chine, Japon) entre autres Etats. Lors de mon recrutement, il était sous-directeur de la coopération au sein de la Direction du Plan. Cette sous-direction se composait de deux départements: celui de la coopération bilatérale et celui de la coopération multilatérale. Abdelkader Djidel s'occupa de la bilatérale, et moi de la multilatérale, c'est-à-dire du programme d'assistance technique des Nations Unies (BAT/ONU) et des organisations spécialisées (UNESCO, BIT, OMS, FAO, OMM, OACI) à quoi s'ajoutaient l'AID et le FMI d'une part, et la CEA (Commission des Nations Unies pour l'Afrique, dont le siège est à Addis-Abeba) d'autre part. Je devais à ce titre non seulement jouer le rôle d'interface avec les organisations spécialisées et le BAT/ONU (ce dernier gérait le fonds spécial appelé programme élargi ou EPTA. Intervenant dans des secteurs d'application non couverts par les organisations spécialisées, comme les problèmes d'aménagement du territoire, d'écologie, et de développement économique ès qualités), mais également avec la Direction des Organisations Internationales ( DOI) du ministère des Affaires Etrangères du pays. L'expérience acquise au cours des trois années d'exercice au sein du Plan m'a permis, non seulement d'acquérir un savoir et un savoir-faire dans un domaine auquel l'université ne m'avait jamais préparé, mais également de connaître des collègues fabuleux tant par leurs compétences que par leur vécu : Le seul nom français faisant partie du staff était celui de Jean-André Castel, rebaptisé Mourad Castel au lendemain de l'indépendance. Il était détenu en tant que Moudjahed à la prison de Maison Carrée (Al-Harrach) de 1956 à 1962 et avait connu dans ces circonstances d'autres détenus parmi lesquels feu Abdelmalek Temmam, nommé à la tête du Plan, auquel s'ajoute feu Noureddine Meghili (mon beau-frère récemment décédé). Le recrutement au Plan de Mourad Castel tombe sous le sens, compte tenu du contexte de leur condition carcérale antérieure. Mourad était administrateur civil chargé de la planification industrielle, à côté Abderrahmane Keramane qui était chargé d'infrastructure (aménagement du territoire + habitat ), Mahmoud Ourabah, chargé d'études de synthèse, Ahmed Houhat de la planification agricole, Fatima Bouzina de planification commerciale, Oubouzar des études statistiques, tandis que le directeur-adjoint en liaison directe avec tous ces administrateurs, Abdallah Khodja, diplômé en économie . Mahmoud Ourabah a publié récemment un ouvrage autobiographique sur cet épisode : « Premiers pas. Souvenirs autour d'un projet de développement de l'Algérie: 1961-1980" L'Harmattan. Ce livre retrace les promesses d'une politique de planification incarnée par de jeunes universitaires engagés dans l'action, aux prises avec des départements ministériels très peu friands en la matière. Il en ressort une sorte de mésalliance entre une équipe disposée à œuvrer dans une démarche de rationalité économique et sociale, souvent mal comprise ou méprisée, et des des acteurs venus aux responsabilités au terme de leur passé militant peu ou prou, d'où une certaine mésalliance qui n'a pas manqué de précariser toute velléité de planification. Ce hiatus entre deux types d'acteurs donnait déjà l'esquisse des malentendus que le pays a vécus et qui n'ont pas fini de se répéter jusqu'au temps présent. L'esprit universitaire dont était imprégnée l'équipe du Plan se matérialisait par le maintien du lien entre la réalité du Quotidien où prévalait la démarche prévisionnelle , et la concertation autour de personnalités invitées pour débattre de problématiques de développement où l'esprit académique était articulé aux réalités concrètes vécues par le pays. C'est ainsi que nous avons, à plusieurs reprises, invité Samir Amîn pour débattre des questions de comptabilité nationale, le grand économiste polonais Bobrovsky, comme Gérard Destanne Debernis connu pour sa théorie des industries industrialisantes. Ainsi, la direction du Plan se transformait en chantier universitaire où on partageait avec nos invités les grands questionnements à l'œuvre à cette époque À tort ou à raison, le coup d'Etat du 19 juin 1965 a été ressenti par nous comme une secousse tellurique. Beaucoup parmi nous ont quitté le Plan, moi-même ai repris le chemin de l'université début 1966, pour m'inscrire en DES avec le professeur Emile Simard, sur un sujet dicté par un contexte familial: «Les conditions de vie des émigrés nord-africains travaillant dans les charbonnages belgo-néerlandais». Le diplôme en poche courant juin 1967, je fus recruté à l'université d'Oran en octobre 1968. En 1969, le personnel enseignant des universités, dont le nombre n'excédait pas 500 âmes environ, était convoqué au Palais d'été par le président Boumediene. Le sujet portait sur la langue arabe et l'impératif de sa substitution à la langue française. La phrase du président qui est restée marquée à jamais dans ma mémoire au cours de cette réunion était : «il n'y a pas de langue du spoutnik et de langue de la poésie». Ce rappel de principe où est bannie toute forme de déterminisme, a donné lieu à des aménagements divers et variés. En tout état de cause, si ce message proverbial est acquis, nous attendons toujours notre spoutnik.