Sophia Chikirou fait face à des accusations de gestion brutale et de malversations. Mais en attendant que toute la lumière soit faite, il est bon de revenir sur une affaire au sujet de laquelle les doutes ne sont plus permis : le traitement ignoble réservé à Taha Bouhafs, candidat LFI aux législatives de 2022, évincé et sali par tout l'appareil du parti. Une leçon pour tous les racisés ? L'histoire de Taha Bouhafs et de la France Insoumise est aussi mouvementée que révélatrice. Journaliste et militant contre la précarité, le racisme et les violences policières, Taha Bouhafs a activement participé à la campagne présidentielle de 2017 en soutenant Jean-Luc Mélenchon. « J'étais encore le seul Arabe », dit-il. Il se présente aux élections législatives de juin 2017 dans la deuxième circonscription de l'Isère sous l'étiquette de la France Insoumise, fondée l'année précédente, et arrive troisième, manquant le second tour de 400 voix. Et les 600 000 voix qui ont manqué à Mélenchon pour accéder au second tour de la présidentielle amènent le parti à vouloir s'implanter dans les quartiers populaires d'où Taha est issu, et dont il connait les combats. Mais il découvre rapidement qu'il doit également les mener au sein de son propre parti. Bien que la gauche en général et LFI en particulier se présentent aujourd'hui comme les protecteurs par excellence des minorités stigmatisées et opprimées, les questions de l'antiracisme et de l'islamophobie y restent controversées, que ce soit dû à un résidu latent de mentalité coloniale qui voit dans les « indigènes » des êtres à civiliser, à une réminiscence de l'anticléricalisme inhérent au marxisme et au bolchevisme ou à l'histoire lointaine dans laquelle l'Eglise était toute-puissante (avec une transposition paradoxale sur une communauté musulmane et/ou immigrée aujourd'hui impuissante). Ainsi, Adrien Quatennens avait qualifié de « provocation communautaire évidente caractéristique d'un intégrisme religieux » l'entrée de femmes en burkini dans une piscine municipale de Grenoble, arguant de manière grotesque de l'autorité de ses « amis musulmans » qui seraient indifférents à ces questions de pudeur vestimentaire. Fabien Nony, conseiller de Paris LFI, s'était insurgé qu'une femme voilée ne veuille pas retirer son foulard lors de son mariage à la mairie d'Argenteuil : « Comment ne pas être révolté par l'attitude de ces islamistes qui se comportent en terrain conquis jusque dans la maison commune de la République ? », avait commenté l'élu. Les cadres du parti étaient réticents à utiliser jusqu'au terme d'islamophobie, rejeté par Mélenchon lui-même. Ce dernier avait dénoncé comme « racoleuse » et « régressive » la présence d'une candidate NPA voilée aux régionales (elle finira par quitter le parti avec 11 autres membres qui dénonceront préjugés et brimades), et assimilé le voile à un « signe de soumission patriarcale ». LFI professait donc la « laïcité d'exclusion » d'un Henri Peña-Ruiz, opposé à la présence d'accompagnantes voilées durant les sorties scolaires. Et lorsque Taha Bouhafs a dénoncé sa déclaration « On a le droit d'être islamophobe », il a été violemment pris à partie par l'ancien candidat aux européennes et garde du corps de Jean-Luc Mélenchon, Benoît Schneckenburger, derrière lequel le parti a fait bloc, et Taha et ses épigones ont été mis à l'index par... Sophia Chikirou. Nous sommes alors à l'été 2019, et des figures comme Taha Bouhafs, Youcef Brakni du comité Adama, et Madjid Messaoudene, élu LFI au conseil municipal de Saint-Denis, prennent leurs distances avec le parti, qui se disloque autour de la question de l'islamophobie. « Arrêtez de faire semblant de ne pas comprendre que cette situation n'est pas juste du fait de l'intervention de Peña-Ruiz, elle est le résultat de deux ans de sorties islamophobes, notamment de certains élus qui n'en ont jamais raté une pour rabaisser les femmes voilées », dénonce Taha Bouhafs. Mais Taha, dont la notoriété ne fait que croître, va progressivement réintégrer LFI, et le 8 mai 2022, sa candidature aux élections législatives dans la 14e circonscription du Rhône sous l'étiquette de la NUPES est officialisée. Sa nomination pressentie avait déclenché un haro général (souvent à caractère raciste) de tous les côtés de l'échiquier politique, jusqu'au Parti communiste de Fabien Roussel, qui soutient la volonté de la maire communiste de Vénissieux, Michèle Picard, de maintenir sa candidature face à Taha Bouhafs, au prétexte qu'il a été « condamné en première instance pour injure raciale ». Il avait en effet qualifié Linda Kebbab, déléguée nationale du syndicat Unité SGP Police-Force Ouvrière, d' « Arabe de service », et a été condamné pour injure publique et injure raciste. Il s'est pourvu en cassation. Voilà en quels termes Taha Bouhafs résume cette période : « J'étais déjà physiquement et moralement très affaibli. Je faisais face depuis plusieurs semaines à une campagne de destruction médiatique sans précédent. Tous les ennemis de la gauche anticapitaliste et de l'antiracisme politique s'étaient ligués contre moi. J'étais devenu le nom et le visage de ce que le pouvoir bourgeois, sa presse et ses alliés d'extrême droite haïssaient le plus. Partout j'étais sali, insulté, sans que jamais je ne sois invité pour répondre ou me défendre. Le président de la République lui-même s'est dit abasourdi' par ma candidature, qu'il considérait comme une dinguerie' comme le révélait le Canard Enchaîné. Et comme si ce n'était pas suffisant, même des dirigeants de la gauche' qui ont signé l'accord NUPES ont rejoint la meute et tiré dans le dos. » Est-ce pour satisfaire la meute, pour céder au chantage du PCF ou pour d'autres raisons que LFI a décidé de désavouer son candidat un jour à peine après l'avoir nominé ? Le 9 mai, Clémentine Autain informe Taha Bouhafs de la décision de LFI de le désinvestir du fait d'accusations qui auraient été portées contre lui auprès de la cellule contre les violences sexistes et sexuelles du parti. Elle refuse de lui en dire plus sur la nature des actes qui lui seraient reprochés ou sur l'identité de l'accusatrice, et ne lui laisse pas la moindre chance de se défendre, dans une procédure kafkaïenne expéditive où une sentence implacable est prononcée sans chef d'accusation, sans partie civile et sans principe de contradictoire, foulant au pied le concept même de droit. « Pendant 1000 ans les femmes n'ont pas été entendues, tu payes aussi pour les autres, mais c'est comme ça, c'est un parti-pris politique », justifie-t-elle. Elle l'incite à se retirer sous couvert du prétexte mensonger de la pression insoutenable de cette campagne de haine déchainée contre lui. Avec, à la clé, un odieux chantage : soit il se retire « dignement » en invoquant la violence raciste qu'il subit, avec le statut honorable de victime du racisme systémique, soit il est exclu « indignement » par la révélation publique des faits d'agression sexuelle qui lui seraient reprochés en interne, et qui lui donneraient le rôle affreux de coupable d'un crime qui équivaut à un arrêt de mort politique et social depuis #MeToo. De manière compréhensible, le pauvre Taha a choisi la « retraite honorable », et annoncé qu'il renonçait à sa candidature le 10 mai à cause de la violence déchaînée contre lui, mais en vain : dès le lendemain, les accusations de violences sexuelles portées contre lui sont publiées sur Mediapart (puis confirmées à Mediapart par Clémentine Autain, « source » vraisemblable de cette fuite, qui argue devant caméras de faits d'une grande gravité et de plusieurs témoignages féminins concordants faisant état d'agressions sexuelles, alors qu'elle n'avait parlé que d'une seule dénonciation à Taha la veille). Le retrait de Taha faisait donc office d'aveu de culpabilité aux yeux de l'opinion publique, de ses proches, de sa famille. Un odieux traquenard. Sa réputation était laminée publiquement, de même que la carrière politique à laquelle il était promis, avec les répercussions dramatiques que cela peut avoir sur toute sa vie. Car on parle d'un jeune homme de 25 ans broyé par la machine impitoyable d'un parti, dans un contexte où tout le système politico-médiatique s'était déjà acharné contre lui. Il aurait très bien pu ne jamais s'en relever. Et de prétendues accusations anonymes dont on ne connaitra jamais les auteurs ni la teneur, finalement rétractées, auront suffi à justifier cette exécution publique qui le transformait en prédateur sexuel, en pervers, validant un cliché raciste répandu au sujet des Arabes. Un beau service rendu à l'extrême droite. Julia Courvoisier, avocate au barreau de Paris, résume ces faits dans un article intitulé « Adieu l'Etat de droit » : « Il y a quelques jours, au terme de près de 2 mois de silence complet, Taha Bouhafs a publié un communiqué expliquant : 1/ ne pas connaître l'identité de cette femme, 2/ ne pas connaître la date des faits qu'elle aurait dénoncés, 3/ ne pas avoir été confronté à elle, 4/ n'avoir accès à aucun document interne malgré ses demandes et celles de ses avocats. INCROYABLE Sous couvert de la lutte fondamentale contre les violences faites aux femmes, certaines en viennent à se réjouir de mettre au ban de la société un homme placé délibérément dans l'incapacité absolue de se défendre. Une simple dénonciation anonyme dans une officine politique quasi-secrète suffit désormais à pulvériser socialement un homme. Aucune plainte pénale n'ayant été déposée, Taha Bouhafs est dans l'impossibilité de répliquer, s'expliquer, livrer sa version, en d'autres termes d'exercer sa défense. Quoiqu'il advienne, il restera ce soupçon, ce bruit de couloir, cette rumeur, cette accusation. Pourquoi ? Car il faut croire les femmes, y compris lorsqu'elles font des dénonciations anonymes. Ce serait ça, le progrès. Adieu le droit de se défendre. Adieu la présomption d'innocence. Adieu le débat et le contradictoire. Adieu la contestation quelle qu'elle soit. Adieu les principes qui coulent dans nos veines et qui ont accouché de notre Etat de droit tel qu'il est aujourd'hui. Personnellement, je ne m'en réjouis pas du tout. » Il n'y a en effet pas de quoi se réjouir. Il y a même de quoi s'indigner, s'écœurer. Ce qui est arrivé à Taha est tout simplement glaçant, gerbant pour « parler peuple ». Au lieu de protéger son candidat surexposé, LFI l'a enfoncé, sali, crucifié. Malgré ses promesses d'enquête interne et de respect du contradictoire, rien n'a été fait, et l'affaire a été classée sans suite après un an, Taha Bouhafs étant même réintégré à LFI, ce qu'il a eu la dignité de refuser. Il serait tout à fait fondé à intenter une action en justice pour obtenir réparation des préjudices énormes qu'il a subis, gardant un silence héroïque pendant 2 mois pour ne pas faire gagner de député à la Macronie par des révélations qui auraient discrédité la NUPES, seule force d'opposition crédible. Et on est en droit de se demander si cette histoire d'agression(s) sexuelle(s) n'a pas été inventée de toutes pièces, soit par basse vengeance personnelle d'une relation de Taha, soit par facilité politique par la direction de LFI, afin de pouvoir évincer « glorieusement », au nom de l'exemplarité féministe (un combat plus porteur que celui contre le racisme), un Taha Bouhafs dont la seule faute serait d'être trop indépendant, trop « célèbre » (l'affaire Benalla, c'est lui), pas assez souple et malléable, trop attaché à des principes et des convictions qui répugnent à certains éléments du parti, ou qui sont politiquement désavantageuses dans une France gangrénée par le racisme et l'islamophobie. Car au vu de son parcours, Taha Bouhafs n'aurait sûrement pas été « l'Arabe de service » docile : il aurait été une figure de premier plan avec laquelle il aurait fallu compter, et aurait eu une influence sur la ligne de LFI, ce qui n'était manifestement pas souhaitable pour certains. Est-ce pour cela qu'il a été éliminé ? Au vu de la gestion calamiteuse de cette triste affaire par LFI, tous les soupçons sont permis. Quiconque doute de l'hypocrisie considérable à l'œuvre, du « deux poids deux mesures » évident, n'a qu'à comparer le traitement réservé à Taha Bouhafs avec celui dévolu à Eric Coquerel, qui a été accusé d'agression sexuelle à visage découvert par Sophie Tissier mais jamais inquiété (ce n'était qu'un « flirt », rien de bien méchant...), ou à Adrien Quatennens, qui a avoué des violences conjugales, mais a été maintenu, absous voire canonisé par LFI et son « féminisme » à géométrie variable. La morale de la fameuse fable de La Fontaine « Les Animaux malades de la peste » peut être remise au goût du jour : Selon que vous serez Taha le basané ou Adrien le rouquin / Eric le bon Gaulois, Les jugements de LFI vous rendront blanc ou noir. L'affaire Taha Bouhafs est une honte absolue, et constitue une tâche ineffaçable pour LFI : tous ses dirigeants sont compromis, que ce soit par leurs déclarations incriminantes et calomnieuses (Clémentine Autain, Mathilde Panot) ou par leur silence complice (Bompard, Guiraud, Mélenchon, etc.). Comparativement, LFI est probablement le parti le plus actif dans la défense des minorités opprimées et stigmatisées, mais cette affaire révélatrice montre l'étendue du chemin que cette force politique doit parcourir pour faire évoluer sa mentalité et être à la hauteur des enjeux. Et au moment où le Parti communiste a rejoint le prétendu « arc républicain » et sa rhétorique identitaire nauséabonde, elle constitue également un rappel pour tous les électeurs & militants racisés : quand ils votent LFI ou NUPES, est-ce par conviction pour leurs défenseurs sincères ou par choix d'un moindre mal (une motivation tout à fait suffisante), constitué d'opportunistes qui ne courent qu'après leurs voix et pourront les trahir ? Et quand ils s'engagent et s'impliquent dans un parti politique, une association, un syndicat, une organisation quelconque, ils doivent savoir qu'ils devront, en toute probabilité, mener leur combat contre les préjugés et les discriminations, non seulement face au système politico-médiatique et à la société, mais également à l'intérieur même de leur mouvement pour trouver leur place, avoir des responsabilités, gagner le respect et la considération qui leur sont dus et promouvoir leurs idées, au lieu de n'être que des faire-valoir passifs, les moteurs trop proactifs courant le risque d'être diffamés, brimés, mis au placard et évincés. La Lettre aux Insoumis de Taha Bouhafs peut figurer dans les annales de la lutte pour la conquête de l'égalité, qu'il faut arracher tant à ceux qui assument impudemment leurs préjugés qu'à ceux, pires peut-être, qui les ignorent ou qui les nient, se considérant comme des exemples de tolérance.