M. Bernard, 74 ans, originaire de Limoges (France), membre de l'Association des anciens appelés militaires contre la guerre en Algérie, activant dans le Limousin, de passage à Mostaganem, a rendu visite au quotidien Réflexion pour nous livrer son témoignage en tant qu'ancien appelé de l'armée française ayant effectué son service militaire en Algérie, durant la période allant d'octobre 1958 à février 1960. « Nous partions en Algérie dans une mentalité malgré nous », confie t'il. Affecté à Béni Ounif, dans le sud oranais, dans un poste de surveillance de la frontière algéro-marocaine, le jeune soldat, âgé de 21 ans, qu'il fut, dit n'avoir jamais été mêlé, ni de près ni de loin, aux atrocités de la guerre. Nous savions ce qui se passait, affirme t'il. De ces scènes, Bernard en parle aujourd'hui comme pour libérer sa conscience, alors qu'il a toujours été de l'autre côté. Nous étions une génération de jeunes mobilisés par le gouvernement français de l'époque. Pourquoi ai-je choisi de faire partie de l'association des anciens appelés ? Parce qu'à cette époque, alors que je n'avais que 21 ans, j'ai eu la chance d'avoir rencontré un journaliste qui s'appelait Robert Barrat qui travaillait pour les journaux ‘'France Observateur'' ‘'Témoignage chrétien''. Ce journaliste m'avait dit ceci : «Cette guerre est absurde. Si on écoutait la demande de la population algérienne, on pourrait l'arrêter tout de suite; car la population algérienne demande à avoir les mêmes droits que les Européens. Or aujourd'hui, ils sont loin d'avoir les mêmes droits ». Au niveau électif, les représentants sont obligés de réunir deux fois plus d'électeurs pour être élus au niveau des assemblées. Les proportions étaient complètement injustes. Ce qui m'avait frappé, c'était tout cet aspect de l'inégalité profonde de la colonisation. Cette inégalité entre les Algériens et les Européens. J'avais aussi eu la chance d'avoir rencontré un jeune historien qui était lié à un religieux qui s'appelait Monseigneur Duval. Celui-ci m'avait expliqué, un peu mieux dans les détails, ce qu'était la colonisation. Ce qui fait que je suis parti en me disant que si j'étais Algérien je me battrais contre la France. Donc, nous partions, voyez-vous, dans une mentalité malgré nous. A cette époque là, il y avait des jeunes de ma génération qui étaient des objecteurs de conscience. Moi, Je n'avais pas mûri. Mais il y avait des jeunes qui avaient le courage de la faire. Ce n'est pas de gaité de cœur que Bernard s'exprime, 52 ans après, sur ce que fut cette période des plus fastes. Il en parle avec plus d'amertume et de rancœur. Réflexion : On vous demandait de rester après que vous ayez effectué votre service ? Oui. Mais moi j'ai refusé. J'ai dit non, je ne peux pas accepter d'être officier et d'avoir un commandement dans une guerre avec laquelle je n'étais pas d'accord. Je ne voulais pas me trouver en porte à faux avec ma conscience. Nous avions subi une énorme propagande qui était très organisée. On nous faisait croire que les gens du FLN étaient des terroristes et que la France c'était le bien. C'était très manichéen. Dans notre poste de Béni Ounif, nous étions un groupe de copains. On nous passait un journal de propagande qui s'appelait ‘'Le bled''. Et nous, sous le manteau, nous recevions Témoignage chrétien et quand nous pouvions l'avoir, ‘'France observateur''. C'était interdit mais on essayait d'avoir des informations. Quand on avait appris que l'armée française faisait de la torture, c'était un aspect qui m'avait marqué. Dans notre poste nous n'avions pas affaire à des prisonniers. Nous étions tenus de surveiller la ligne électrifiée entre l'Algérie et me Maroc. Quand nous avions su ce qui se faisait ailleurs, nous avions rédigé une pétition que nous avions fait parvenir par un aumônier militaire qui était très bien, qui nous avait beaucoup soutenus. Il était très conscient de ces grosses bavures. Par la suite, nous avions appris qu'il y avait un général qui s'appelait De Labolardière, qui est mort. Ce général ayant entendu parler de la torture avait écrit au président de la République, en lui disant : « Je demande à ce que la clarté soit faite sur la question. Je ne peux pas, moi, assurer mon commandement si l'armée française, qui normalement est une armée propre, continue à appliquer ces méthodes ». N'ayant pas obtenu de suite, il démissionna. Pour moi c'était un exemple. Ce général, 5 étoiles, qui était une grande figure de l'armée française avait donné sa démission. Il fut envoyé dans une forteresse où il passa deux ans. Vous avez des gens comme ça qui, dans cette sale guerre, avaient eu le courage de dénoncer certaines pratiques inacceptables… Réfléxion : A la fin de votre service militaire êtes-vous retourné en France ? M. Bernard : Oui. En effet. Dès mon retour à Limoges, J'étais intéressé par les traditions des migrants parce qu'après l'indépendance il y a eu un bon nombre d'Algériens qui sont venus en France. J'ai donc toujours eu une espèce de sympathie à leur égard. J'ai alors senti à travers cette histoire terrible qu'il était important de trouver un chemin de fraternité et de sympathie, après tant d'années de souffrance. C'est aussi ce qui m'a amené, si vous voulez, à revenir assez souvent en Algérie. Réf : A quand remonte votre premier retour en Algérie et dans quelle région êtes-vous allé ? M.B. Mon premier retour, c'était en 1976. Réf : Donc bien après 1962 ? M.B. Ah oui, oui (…) Bien après. J'étais pris par mon travail en France. Mais à partir de 1985, je suis revenu presque tous les ans pendant mes congés. Réf : Toujours dans la région de Béni Ounif ? M.B. Non. Non. Je me suis souvent demandé (…) parce qu'on était jeunes (…) On avait tissé des liens avec les Algériens. Moi j'avais lié amitié avec un marabout. J'ai encore chez moi une magnifique couverture que sa femme avait faite pour moi. Du fait que nous étions militaires à l'époque, je me suis souvent demandé si ces gens n'ont pas été mis en difficulté par notre présence. Mais je n'ai jamais eu l'occasion de revenir à Béni Ounif. Ce qui m'a fait revenir en Algérie c'est par ce que j'étais séduit par ce que faisaient certains amis qui avaient fait le choix de rester, alors que la plupart des Européens étaient partis. L'OAS, ça été une catastrophe. Ne sont restés en Algérie que ceux qui avaient fait le choix de jouer le jeu, de participer au développement du pays et ce, par pure conviction. D'une manière générale parce qu'ils y avaient grandi et parce qu'ils aimaient ce pays. J'ai consacré ma vie au service des migrants et de la jeunesse. Je suis revenu, par la suite, à Béjaïa pendant plus de dix ans. J'ai deux amis médecins qui ont exercé à Sétif et à Constantine ainsi que deux enseignants. Nous cherchions comment nous situer de manière à être au service du développement, et ça, ça m'a beaucoup interpelé. Nous ne sommes pas Algériens, quoi que certains ont pris la nationalité algérienne. Nous, nous sommes là parce qu'il y avait toujours cet aspect dû au fait que nous sommes en face d'un peuple de croyants et nous aussi sommes croyants. C'est donc là une manière de communier ensemble dans une foi profonde. C'est pour moi une raison de plus d'aimer cette population. Nous, nous sommes dans un pays un peu matérialiste, un pays de consommation. A force, nous avons fini par perdre un peu le but de l'essentiel. Autour de nous, dans ma cité, les musulmans nous interpellent. Tel était l'un des objectifs de ma vie à savoir : comment favoriser, encourager et développer ces liens si profonds en soi ? D e ce fait, nous nous sentons, en tant que chrétiens, interpelés. Un jour, j'ai entendu parler d'une association qui, à Limoges, réunissait les anciens appelés qui étaient contre la guerre en Algérie. Elle a été fondée en 2004 par des paysans, anciens appelés, qui s'étaient dit : « On est à la retraite, on touche une pension de l'armée. Comment peut-on garder cet argent ? C'est comme si cet était sale. Il fallait donc s'en débarrasser, mais comment ? Ils ont alors décidé de le mettre au profit d'actions de développement en Algérie, puisque c'était le pays où la guerre eut lieu. Quand j'ai appris cela, ça m'a chauffé le cœur et me suis dit : au fond, c'est l'occasion (…) Réf : C'est comme une sorte de rachat, en quelque sorte, vis-à-vis du peuple algérien ? M.B. C'est beaucoup plus dans un esprit de réparation que nous l'envisagions, car notre association est consciente des méfaits de la colonisation parce qu'on a un peu exploité votre pays. Aussi, nous avons gardé en nous certaines dates historiques comme par exemple le 08 mai 1945; Réf : Justement, qu'avez-vous à nous dire sur cette date, vous, en tant que Français ? C'était au départ une situation beaucoup plus compliquée qu'elle n'en avait l'air, n'est-ce pas ? M.B. Ah oui (…) Vous savez. J'ai un ami à Kouba (Alger) qui a connu les événements du 08 mai 1945. Moi, j'étais bien trop jeune à cette époque. Celui-ci m'a raconté ce qui s'était passé. La France n'a pas mesuré que les Algériens avaient participé aux guerres menées et subies par elle. Les Algériens y ont participé pleinement et totalement. Ces hommes ont tout donné. En retour, ils attendaient une reconnaissance de la France. Mais cela ne s'est pas fait. J'ai en mémoire une figure symbolique, très forte ; c'est celle de M. Ferhat Abbas, ce député algérien de Sétif. Moi, j'ai lu tous les discours qu'il a tenus à la chambre des députés en France. Il n'a pas cessé de croire que les droits de l'homme pouvaient s'appliquer dans son pays. Des gens comme ça incarnent ce que la France aurait dû être. Réf : Donc, le 08 mai 45 c'est l'explosion… ?! M.B. Bien sûr. Il y a eu quelques massacres commis par les Algériens mais sans commune mesure avec la répression de la France. C'était atroce ! Réf : Il y avait un changement politique assez caractérisé, n'est-ce pas ? Oui, oui. Réf : Plus de 1240 personnes avaient été assassinées du côté de Nekmaria, dont on ne parle plus jamais. Ecoutez ! Moi, je ne suis ni politicien, ni historien. Vous avez un certain nombre de gens comme Benjamin Stora qui peuvent se charger de ce travail de mémoire. La plupart des Algériens vivant à Limoges sont originaires de Sidi Lakhdar, Achaâcha, Sidi Ali et Nekmaria. Quand je me rends à Nekmaria ou Sidi Lakhdar, je vois beaucoup de jeunes. Là, ils m'ont parlé des enfumades et m'ont montré des photos. Ils font comme moi quand je suis à Limoges. A Limoges j'emmène mes amis voir l'Oradour sur Glane qui a été brûlé par les Nazis en 1944. Mais nous avons, nous aussi, fait des Oradours en Algérie. A Sidi Ali, ils m'ont montré des lieux où les militaires français torturaient les Algériens. Je n'ai pas torturé. Jamais de ma vie. Mais n'empêche que du fait que je sois Français j'ai tendance à me culpabiliser. Je me dis alors c'est dans cet esprit de réparation que nous devons travailler. J'ai lu le livre de Laredj Ouassini: ‘'Le livre de l'Emir''. C'est un livre passionnant qui m'a fait découvrir la figure de l'Emir Abdelkader. Quand j'ai lu comment s'est faite l'occupation française en Algérie, j'ai trouvé que c'était terrible. Je crois qu'au fond de l'homme il y a une sorte de bestialité (…) Dans notre association nous avons écrit au moins 150 lettres adressées au maire d'une ville du Sud de la France où ils voulaient donner le nom de Bigeard à une place publique. Nous avons alors dit au maire de cette ville : « Ayez un peu de respect pour les humains ! Vous voulez donner à la place le nom d'un homme qui porte de grosses responsabilités». Réf : C'est comme pour la stèle de l'OAS, n'est-ce pas ? Voilà. Nous avons dit : « Par contre, si vous voulez donner le nom du général De Labolardière, alors là vous allez aider des jeunes. Pensez aux jeunes générations ! Qu'est-ce que vous allez leur dire » ? Réf : Quand vous êtes revenu en Algérie, 14 ans après l'indépendance, qu'elle a été votre impression ? M.B. Vous savez. Il y a des jeunes algériens étudiants à Limoges. Quand je voulais venir en Algérie j'avais eu au moins quinze adresses. Ces étudiants m'avaient dit : « voilà, j'ai ma famille à tel endroit. Je suis venu avez des amis. Alors on a commencé par Oran, en arrivant par le Maroc, puis on a poussé jusqu'à Annaba. Hé bien, mon impression : on était bien reçus (…) Là ce sont des épisodes que je raconte. Un soir, entre Oran et Alger, nous avons décidé de nous arrêter. Il faisait tellement chaud que nous n'avions pas monté notre tente. Puis il y avait une ombre qui s'approchait de nous. C'était un fellah. Moi j'ai de suite pensé que nous étions sur ses terres. Je lui ai alors dit : Monsieur, on est peut-être sur votre terre ? Il dit « oui ». Je dis : est-ce qu'on vous dérange ? Il dit : « non ! Pas du tout ». Et il ajoute : « ne vous inquiétez pas. Je vais rester là. Je vais veiller sur vous ». Et il a veillé sur nous toute la nuit. Puis ça été pareil jusqu'à Annaba, où on a été reçu par une famille. Mes souvenirs principaux c'est cette fraternité que l'on retrouve partout, cet accueil (…) A cet époque il n'y avait pas encore la montée du FIS. Il y avait encore un climat serein. Après je suis revenu bien plus tard, en 1985 et suis resté un mois. Etre 1991et 2001 je suis revenu tous les ans en Kabylie. Puis à partir de 2003 je suis venu à Mostaganem, avec des amis, pour mieux connaître la région d'où venaient mes amis algériens établis à Limoges. Je reviens, si vous voulez, sur l'objectif de notre association. Dans notre travail de mémoire, nous voulons présenter à nos jeunes de France, non pas une espèce d'idéalisation du colonialisme, parce qu'on a très mal fait l'histoire de la guerre d'Algérie dans les livres scolaires français, mais ce qu'elle a été. On leur parle un peu du 8 mai 45. Nous allons dans les écoles pour présenter ce qu'était la guerre d'Algérie, pour que justement on sache ce qu'à été aussi le colonialisme, ce qu'a été l'armée française des droits de l'homme. Donc nous essayons de rétablir un petit peu la vérité. Réf : Il me semble que quelque chose est en train de se faire en ce sens, en France, pour que ce travail se fasse au niveau de l'école. Mais pour que ce travail aboutisse il faudrait que le ministère de l'éducation accepte de revoir l'histoire. J'entends par là l'enseignement de l'histoire de ce que fut cette terrible guerre. Parce que les jeunes français ne le savent pas. M.B. : Oui, oui (…) Parce que moi je me rappelle. Si vous vous rappelez la guerre de 40 avec l'Allemagne, la résistance française, par exemple, on a tellement idéalisé. Il y avait des bavures, des assassinats (…) Réf : Pouvez-vous nous dire ce que vous envisagez de faire en Algérie, puisque c'est un peu votre souhait. M.B. : Quand je suis venu en Algérie, pour ma sœur, aller en Algérie, c'est comme si j'allais vers le peloton d'exécution. L'an dernier je lui ai dit : écoute Monique, viens. Et nous sommes venus en février. Elle est restée quinze jours. Elle m'a dit alors : « je comprends pourquoi tu aimes ce peuple ». Ca, ça m'a fait plaisir et me voilà rassuré. Maintenant je crois qu'elle n'a qu'une seule envie c'est de revenir, parce qu'elle a rencontré mes amis algériens. Elle a été bien reçue. Donc, je crois qu'au fond de moi il y a une espèce d'attrait (ça ne veut pas dire que je trouve que tout le monde est beau, tout le monde est gentil). Mais je me dis : je crois que dans la vie ce qui nous fait grandir, c'est de rencontrer des gens différents. Vous, Mohamed, vous êtes différent parce que vous avez une autre culture, une autre religion, parce que vous avez d'autres traditions, une autre histoire et ça, pour moi, ça me fait vivre. Je crois aussi que ça me fait découvrir qui je suis. Et je crois que c'est une expérience qui nous enrichit. Comme j'étais 40 ans à Limoges, j'ai toujours rencontré des migrants. Réf : Pensez-vous rester longtemps à Mostaganem ? M.B. : Oui. Moi je voudrais y rester jusqu'à ma mort. Réf : Maintenant c'est définitif. Vous voulez rester en Algérie ? M.B. : Oui, J'espère avoir mes papiers. Moi je ne fais pas de politique. J'essaie de comprendre, d'être avec vous, non pas pour apporter mon grain de sel. Ce qui m'intéresse, c'est cette proximité avec des gens modestes. Ce qui me touche, me passionne, ce sont ces relations humaines et les facilités avec lesquelles elles peuvent se tisser, conclue t'il.