En plus des difficultés de toutes sortes que connaissait la Tunisie depuis son accession à l'indépendance, un autre drame, d'origine française celui-là, s'abattit sur elle ainsi que sur l'ALN et les réfugiés algériens. Les dégâts furent considérables parce que c'était un jour de marché hebdomadaire à Sakiet Sidi Youssef : outre 500 à 600 djoundis morts sous les décombres de la mine désaffectée où ils s'étaient mis à l'abri, des dizaines de paysans tunisiens venus des environs pour le marché ont également péri sous les bombes. Le témoignage de plusieurs agents de la Croix-Rouge internationale, présents sur les lieux du drame, le jour- même du raid, dans le cadre de leurs activités en faveur des réfugiés, fut accablant pour l'armée française d'Algérie. Ferme condamnation internationale Pour de nombreux gouvernements étrangers, jusque-là indécis sur «la question algérienne», source de tous ces drames, il était clair que le problème algérien avait franchi, à la suite de ce raid, un nouveau pas important dans la voie de l'internationalisation. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se rangeront aux côtés de Bourguiba et le soutiendront. En dépit des protestations françaises, ils fourniront des armes à la Tunisie ainsi que leur appui diplomatique. Les bons offices américano-britanniques, dirigés par l'ancien consul général des Etats-Unis à Alger, M. Murphy, ont failli conduire les Français à un Dien Bien Phü diplomatique. La rébellion ouverte des généraux français d'Algérie et le retour de De Gaulle au pouvoir à Paris ont évité à la France cette triste extrémité. En ce qui concerne le FLN, Sakiet Sidi Youssef était le signe avant-coureur d'une aggravation de la guerre dans le proche avenir. Quant à l'ALN, elle s'attendait à d'autres péripéties dangereuses de la part de l'armée française d'Algérie. Aussi, les Algériens étaient-ils en faveur d'un resserrement des rangs et d'une coordination plus volontariste et plus engagée entre le Maroc, l'Algérie combattante et la Tunisie. Nouvelle tension Bourguiba-ALN. Bourguiba, à la surprise des Algériens, prit prétexte de Sakiet Sidi Youssef pour créer de nouvelles difficultés à l'ALN ainsi qu'aux réfugiés algériens aux frontières. A partir de 1959, cette tension est devenue quasiment incontrôlable. A plusieurs reprises, les différends entre responsables algériens et autorités tunisiennes ont failli dégénérer en confrontation armée. Ce fut le cas, par exemple, quand un djoundi algérien fut condamné à mort et exécuté immédiatement pour une agression sexuelle sur une citoyenne tunisienne. La prudence de Ferhat Abbas : Tout en condamnant fermement ces excès des frères tunisiens, Ferhat Abbas, plus prudent et plus diplomate, déclarait devant le CCE (3) : «L'Algérie est un pays nord-africain. C'était vrai hier, c'est vrai aujourd'hui, répliquera-t-il à Ouamrane. Cela sera encore vrai demain. Les trois pays du Maghreb sont tributaires les uns des autres. Leur destin est commun. L'asservissement de l'un provoque l'asservissement des deux autres et, réciproquement, l'indépendance de l'un entraîne inéluctablement l'indépendance des deux autres. C'est là une fatalité de l'histoire qui s'est constamment vérifiée. Elle est commandée par la nature même de leur humanité et par leur géographie. Une Algérie en guerre ne saurait se passer de l'apport de la Tunisie et du Maroc. Sa guerre est également leur guerre. Les deux pays commandent notre victoire ou notre défaite. Chacun de nous doit être parfaitement conscient de cette solidarité.» Pragmatique et lucide, le futur président du GPRA ajoutait : «D'où la nécessité pour le FLN de ne laisser, à aucun prix, ses relations se détériorer avec les gouvernements tunisien et marocain. Patience, habilité, efficacité : tels sont les trois postulats de nos relations avec deux peuples frères.» En fait, cette approche était partagée par tous les membres du CCE, conscients des données stratégiques et politiques de la solidarité de la Tunisie et du Maroc avec l'Algérie combattante. Tous étaient également convaincus qu'il fallait agir avec une circonspection extrême afin de sauvegarder cette fraternité, si tumultueuse et si troublée fût-elle, à ce moment-là. Plus réalistes et plus pragmatiques encore, certains étaient d'avis que cette circonspection devait être privilégiée tant que la ligne de rupture que serait l'immobilisation de l'ALN par les Tunisiens n'était pas atteinte. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, le FLN pourrait s'autoriser, décida le CCE, à prendre d'autres initiatives en vue d'affronter la Tunisie de Bourguiba avec d'autres méthodes. Mais aussi longtemps que les armes continueraient à parvenir aux combattants de l'intérieur, le compromis et l'entente avec les autorités tunisiennes devaient bénéficier d'une priorité absolue. À la recherche de l'apaisement. Cette prudence et cette volonté d'apaisement du CCE (et du GPRA par la suite) finirent par s'imposer. De toutes les façons, les dirigeants algériens n'avaient pas d'autres choix. Pouvaient-ils se permettre d'ouvrir un second front en Tunisie, fratricide celui-là, alors que le général Challe, avec l'appui sans limites de De Gaulle allait mettre toute l'Algérie à feu et à sang, avec des moyens et des méthodes de destruction massive qui ne laissaient que peu de possibilités à une résistance active de l'ALN ? Les responsables algériens savaient en outre qu'en cas de troubles graves avec la Tunisie, la France volerait aussitôt au secours de Bourguiba, ce qui aurait immanquablement des conséquences catastrophiques et probablement irréparables sur le sort de la guerre de Libération nationale de l'Algérie. La conférence de Tanger (avril 1958). Le gouvernement marocain lui aussi redoutait une Sakiet Sidi Youssef contre Figuig, Oujda ou Bouarfa, bases importantes de l'ALN au Maroc oriental. Pour prévenir toute agression éventuelle de l'armée française et par solidarité avec la Tunisie, Allal El Fassi au nom de l'Istiqlal, proposa une conférence tripartite à Tanger, dès avril 1958. Une importante délégation du FLN conduite par Mehri et Ferhat Abbas prit part aux travaux. Ses résultats furent interprétés par les chancelleries et la presse internationale comme un avertissement solennel à la France. Désormais, tout coup porté à l'un verra la réaction ferme et brutale des trois peuples maghrébins. Fin