Un vendredi 13 ! Mais à contre-courant des superstitions qui lui sont afférentes. Une belle journée printanière avec une douceur bienfaisante que procurent généreusement les 21 ° celsius à la métropole des hauts plateaux de l'est. Les gens du hirak sont là en ce début d'après-midi. Les jeunes semblent moins nombreux au profit des séniors, généralement des retraités aux petites pensions, aux visages usés, fatigués mais dignes, des ex enseignants, des ex petits fonctionnaires ou travailleurs des entreprises, plus rarement des ex cadres. Les femmes sont, moins nombreuses que d'habitude : à peine une soixantaine, « enhidjabées » ou non, jeunes ou moins jeunes. Elles aussi, d'apparence modeste et digne. Elles font l'objet d'un respect à toute épreuve y compris auprès de ceux soupçonnés de machisme ou de misogynie. Encore une des caractéristiques du hirak : la courtoisie, la convivialité et le respect. Le rassemblement s'effectue au lieu habituel, au cœur même de la ville et la foule grossit peu à peu sous les yeux vigilants de quelques hommes bleus, l'air décontracté et discret, la matraque accrochée à la ceinture, tout de même, pour le « cas où ». Mais, comme pour les nombreux vendredis passés, sauf quelques rares exceptions, les agents de l'ordre ne feront aucune obstruction, ni intimidation, ni violence à l'égard des manifestants. Et réciproquement, les hirakistes, leur côté, la leçon est apprise : aucune provocation, même verbale, à l'égard de la police. Les slogans ironiques et méprisants sont remis au placard. Et quid du redoutable corona qui sévit dans le monde et qui a fait son intrusion en Algérie ? Très peu de personnes du hirak en parlent, presque discrètement. Même pas peur ? Même les consignes les plus élémentaires de prévention ne sont pas d'usage. On continue de serrer la main allègrement, de se « bousbousser » généreusement dans une promiscuité effarante où les postillons potentiellement porteurs de ce terrible virus se perdent dans la foule compacte. Compte-t-on sur la « baraka » du hirak ou de la bénédiction d'Allah pour s'en prémunir ? Pourtant quelques rares manifestants improvisent des masques de fortune : hidjab, voilette, mouchoir, écharpe… Aujourd'hui, il est rendu honneur à trois martyrs Larbi BenMhidi, Ali Amara dit Ali La pointe et Hassiba Ben Bouali. Leurs portraits géants sont portés haut par les hommes et les femmes qui se relaient. Une réappropriation de l'histoire et de ses symboles longtemps relevant du monopole du pouvoir politique et de ses affidés. Vers 15 heures, la foule qui à présent a grossi, chante le premier couplet de l'hymne national puis entame sa marche rituelle qui la mènera vers la gare ferroviaire. Elle retourne vers le centre-ville par la rue Cheraga Laïd pour déboucher sur la boulevard de l'ALN et aller vers Bab Biskra. Devant le commissariat central, les marcheurs ne feront que passer, sans acrimonie aucune envers la police. Par contre, devant le palais de justice mitoyen, les manifestants déversent tout leur fiel envers la magistrature qu'ils accusent de « justice du téléphone ». Puis s'en suivra immédiatement et pour de longues minutes, la traversée bruyante de la trémie obscure de Bab Biskra. Le slogan « dawla madania machi askaria » répété en chœur par la foule fait vibrer les murs en béton du tunnel. Séance cathartique collective qui se répète presque tous les vendredis, toujours impressionnante, voire quelque fois émouvante. Au sortir de la trémie, sur le boulevard Cheikh Laifa, c'est presque le silence. Les manifestants sont épuisés après la frénésie collective. Même le tambour s'est tu. Quelques courageuses jeunes voix reprennent le catalogue des slogans toujours renouvelés au fil de l'actualité. Le plus marrant, ce vendredi, est sans doute : « Entoum ettaoun wa hna el corona » (Vous êtes la peste et nous sommes le corona). Cela prête à rire, mais est-ce raisonnable de mésestimer la menace du du terrible COVID 19 ? De grandes puissances du monde sont en état d'alerte sans moyens de lutte efficace. Le hirak semble croire naïvement à sa bonne étoile. Les marcheurs dont le nombre est à présent estimé à près de 2000, rejoindront sans encombre ni incident, par Ain El Fouara puis l'avenue du 8 mai 1945, leur point de départ vers 16 h 15. Le 57 ème vendredi du hirak aura – t - il lieu ? Personne ne semble se poser cette question. L'évolution de l'épidémie virale en décidera certainement. Une meilleure communication, de professionnels, au lieu et place des communiqués laconiques peu convaincants pourrait aider à préserver les vies et surseoir aux manifestations hirakistes, le temps que le danger passe. Espérons-le.