(suite) LE 20-AOUT-1955 constitue la première démonstration populaire défiant la loi de l'état d'urgence. Le 30 septembre, à l'ordre du jour des Nations Unies, la communauté internationale prit acte de la revendication de souveraineté nationale des Algériens. Le Colonel Zighoud Youssef, qui tombera au champ d'honneur en septembre 1956, a eu l'immense satisfaction d'avoir magistralement rempli sa mission de maître d'œuvre de l'internationalisation du conflit. La Willaya II lance une offensive généralisée dans l'immense forêt de chênes-lièges, contre une cinquantaine de garnisons et PC. des centres urbains concentrés dans le quadrilatère Collo/Skikda/Aïn-Abid/Oued Zenati, sous son commandement avec ses jeunes adjoints Mustapha Ben Aouda et Lakhdar Ben Tobbal. Les opérations de ratissage et de répression se sont propagées aux agglomérations des campagnes, provoquant des réactions populaires. Ce qui fit écrire à la presse française, toujours en retard d'une bataille, ‘'la paysannerie entre dans la guerre'' (2). Ce fut une démonstration, sans équivoque, sur la nature véritable des opérations de maintien de l'ordre et la preuve notoire que l'Algérie n'est pas une partie de la France qui y mène bel et bien une guerre, avec engagement de chars et de l'artillerie lourde pour écraser une population civile sans armes, avec rappel de 60.000 réservistes. Avec la distribution d'armes et la constitution de milices, maire en tête, les colons s'adonnaient sans retenue à l'effusion de sang : une véritable réédition du 8-MAI-1945 qui leur avait assuré, en toute impunité croyaient-ils, une décennie de répit. A cette différence près, que cette fois l'état-major FLN/ALN avait le regard dirigé vers New York, siège de l'Organisation des Nations Unies née en octobre 1945. Les quotidiens français titraient, non sans satisfaction, sur l'ampleur et la vigueur de la répression, sur ordres de J. Soustelle. Les récits parus dans la presse relataient les raids éradicateurs sur les mechtas, l'anéantissement de Zef-Zef, les exécutions massives de femmes, d'enfants et les centaines de cadavres exhibés au stade. Le bilan officiel établit le nombre des victimes européennes, morts ou blessés, à 126 et reconnaît 1273 Algériens morts. Des observateurs affirment plutôt 3000. Chez les responsables d'Alger, comme de Paris, de tous bords politiques, cédant au réflexe illusoire de la force, un postulat évident s'impose : pacification d'abord. Mais, simultanément, une autre évidence prime sur l'échiquier international : en dépit des tractations d'une France impuissante, bien que membre permanent du Conseil de sécurité, la question algérienne est inscrite à la session de l'ONU du 30 septembre 1955. Cette notoriété irrévocable acquise par cet été torride, après l'automne de 1954, fut payée par 12.000 vies : nombre établi d'après l'enquête du FLN et reconnu dans une publication récente du SHD. Une prise de conscience, voire psychose, s'empare des Européens. La marche vers la libération devenait irrépressible. Et, les Algériens/nes n'étaient pas encore au bout de leur peine, de leurs larmes, de leurs sacrifices, de leurs deuils. Guillotiner très vite et au moindre coût : l'application de l'état d'urgence fut alors étendue, par la loi du 28 août, à toute l'Algérie et complétée par une décision interministérielle du 3 septembre 1955, prescrivant les condamnations à mort d'office et à la chaîne des Algériens (annexe 3). Elle fut conclue entre le général Koenig, ministre la défense, M. Bourgès-Maunoury, ministre de l'intérieur et R. Schuman, ministre de la justice. Ils voulaient lui donner un caractère d'exemplarité et d'intimidation. Formule empruntée au décret créant les Sections spéciales par le régime de Vichy, en 1941. Les premières peines capitales contre les inculpés du 1er-NOVEMBRE-1954 étaient prononcées à cette date : juillet 1955 par les TPFA de Constantine (Hadjar Saïd et 3 autres) et d'Alger (Babouche et Manseri) ; décembre 1955 par le TPFA d'Oran (Chriette Ali et 1 autre) (3). Le Tribunal de Cassation, siégeant à Alger statuait en l'absence de tout défenseur. Parfois, par télégramme, le Conseil supérieur de la magistrature faisait injonction à un avocat, résidant à Paris ou à Alger de produire le mémoire de recours en grâce, avant que l'arrêt en dernier ressort soit rendu. 57 exécutions étaient programmées, début octobre 1955. Dès septembre, les avocats multiplient les protestations par écrit ou lors d'entretiens auprès du Cabinet du Président de la République afin de faire respecter les droits de la défense et de recours, et revendication élémentaire, d'accéder aux dossiers d'instruction et arrêts des condamnations (Lettre d'avocats des Barreaux de Constantine et Paris, annexe 4). Les multiples courriers, requêtes, lettres ouvertes dénoncent le même constat : commission d'office en bloc à l'audience pour une huitaine d'inculpés encourant la peine capitale, donc sans consultation de leur dossier, ni entretien préalables. Il est évident que la Présidence de la République et le Ministère de la justice les avaient tenus dans l'ignorance de ce protocole qui abrogeait en fait tout moyen de défense et toute voie de recours. Ce qui administre la preuve irréfragable que l'abolition du droit à la défense des Algériens fut approuvée, sinon initiée, au sommet de la République (‘'Vœu'', annexe 5). La Direction de la gendarmerie et de la justice militaire, service du Ministère de la défense, qui se prononçait en premier sur les recours en grâce, indique dans une note du 7 octobre 1955 que la mise à disposition des copies du dossier à la défense aurait pour effet, outre un surcroît de travail et un surcoût budgétaire, un allongement des délais, ce qui va à l'encontre du but de rapidité et d'efficacité recherché. Ce calcul de gain de temps et d'économies, faisant froid dans le dos aujourd'hui encore, a le mérite de révéler, s'il le fallait encore, que les exécutions étaient prédéterminées, sans commune mesure avec les charges retenues (4). A l'égard des officiels en poste intervenant au nom de la fonction et de l'action publique, l'on ne peut s'empêcher d'évoquer la similitude avec Les Médecins Nazis, décrits par le Professeur Robert Jay Lifton, qui sélectionnaient les déportés à envoyer à la chambre à gaz : ils étaient des individus normaux et le seront à nouveau, après l'accomplissement de leur besogne criminelle (5). Aux fins d'amélioration de ces sinistres performances, un décret du 1er février 1956 nomme G. Mollet président du Conseil des ministres avec F. Mitterrand à la justice, M. Bourgès-Maunoury à la défense nationale, R. Lacoste aux finances et M. Lejeune, chargé des affaires algériennes. P. Mendès France est gratifié d'un portefeuille de Ministre d'Etat. Les pouvoirs spéciaux seront votés un mois plus tard, avec les voix du PCF qui n'étaient pas utiles pour que la loi soit adoptée. Les multiples décrets d'application immédiate sont publiés le lendemain (6), prescrivant en particulier l'abrogation du principe de non-rétroactivité pour des faits commis antérieurement (7). Un nouveau protocole interministériel d'accélération des condamnations et exécutions, sur incitation opportune de R. Coty lors de l'examen du recours en grâce de F. Iveton (8), sera signé en janvier 1957 par M. Bourgès-Maunoury, ministre de la défense, F. Mitterrand à la justice et R. Lacoste, ministre résidant en Algérie. Sur le champ, ‘'un certain nombre d'avocats algériens furent administrativement appréhendés''. Les avocats du Barreau de Paris demandèrent aussitôt audience au Bâtonnier et au Président de la République, pour acter leur solidarité avec leurs confrères arrêtés (9). Le Bâtonnier et les avocats de la Cour d'appel d'Alger, en guise de réaction, ont fait parvenir leur délibération au Conseil supérieur de la Magistrature, émettant des vœux de voir appliquer à leurs confrères algériens l'ordonnance du 18 novembre 1943, ‘'sur l'internement des individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique''. Normal, les barreaux de l'Algérie coloniale avaient été maréchalistes. En février 1958, devant le TPFA de Constantine, siégeant à Skikda (ex-Philippeville), un simulacre de procès va se tenir pour juger les auteurs présumés coupables des troubles et des massacres d'El ‘Alia, d'août 1955, avec effets rétroactifs des décrets du 17 mars 1956. Le délai séparant les faits et le procès s'explique par les difficultés à constituer les dossiers d'accusation. Neuf condamnations à mort furent requises sur intime conviction, à défaut de preuves. Le tribunal en prononça quinze (compte-rendu, annexe 6). A suivre Sources documentaires et annexes : * Jorf. débats : Ass. nationale, 25/30/31 mars 1955 & Conseil de la Rép. 1er avril 1955. (Les J.o., en microfiches sont d'accès et de reproduction libre et immédiat/e au siège du Jo. et à l'Espace Documentation /Librairie Sénat). * 1. Loi du 3 avril 1955 sur l'Etat d'urgence. Contrairement aux affirmations de quelques historiens, elle ne fut pas abrogée, mais reconduite dans les pouvoirs spéciaux. Elle n'est pas, non plus, tombée en désuétude, puisque appliquée en décembre 2005 pour réprimer la population des banlieues. * 2. Décision interministérielle du 3 septembre 1955 organisant un protocole rapide de condamnations à mort et d'exécution des Algériens, par les TPFA. * 3. Lettre de la Fédération des Maires de l'Oranie, en date du 31 octobre 1955, demandant au Président R. Coty, l'exécution immédiate des Algériens condamnés à mort. * 4. Lettre remise au Président de la République, signée d'avocats des Barreaux de Constantine et de Paris, reçus en audience au Cabinet du Palais de l'Elysée, en octobre 1955. * 5. ‘'Vœu'' de la Direction des Affaires criminelles et des grâces du Ministère de la Justice expliquant que les inculpés sont privés de l'exercice des voies de recours afin d'accélérer la procédure. * 6. Lettre ouverte d'avocats de la défense, publiée, relatant le déroulement du procès d'El ‘Alia tenu à Skikda le 17 février 1958. NB. Annexes 2 à 6 recopiées d'un extrait de cote (sûrement expurgée) répertoriée à la Direction des Affaires criminelles et des grâces 1955-58, accessible par dérogation avec interdiction de reproduction des pièces. Les noms des agents de la fonction et de l'action publique des Cabinets présidentiel, ministériel et militaire sont omis pour satisfaire à l'interdiction de les mentionner.