C'est spectaculaire, mais ce n'est pas surprenant. L'annonce depuis Le Caire par la Ligue arabe, samedi 12 novembre, de la suspension de la Syrie et l'appel au retrait des ambassadeurs arabes de Damas nous paraît la suite logique, sinon obligée, de ce que nous avons considéré depuis le début comme une manipulation politico-médiatique de grande envergure : en obligeant le gouvernement de Damas à adopter le principe d'un « plan de paix », à application immédiate, que chacun savait inapplicable sur le terrain, compte tenu de la monté en puissance des bandes armées extrémistes, les gens de la Ligue se donnaient le beau rôle de celui qui donne une dernière chance au « mauvais élève » de la classe arabe, tout en se dédouanant vis-à-vis de l'axe occidental. Et accessoirement en permettant à celui-ci de faire revenir le dossier syrien devant l'ONU. Et la Ligue sortit le CNS de sa poche… L'appel simultané de la Ligue arabe à l'opposition syrienne à se retrouver « sous les trois jours » au Caire pour « se mettre d'accord sur un projet unique pour la gestion de la transition prochaine en Syrie » montre que la Ligue, dominée par les régimes autocratiques et islamistes du Golfe – et singulièrement, dans cette affaire, par l'Arabie Saoudite et le Qatar -, avait de longue date choisi son camp, qui n'est manifestement pas celui d'une Syrie laïque et non inféodée à Washington. Toutefois, cauteleuse jusqu'au bout, la Ligue n'est pas encore prête à reconnaître le CNS comme « autorité légitime du pays » a tenu à préciser son secrétaire général Nabil al-Arabi : il y a quand même encore un peu trop de Syriens qui ne veulent pas de ce CNT syrien… Damas aurait-il dû accepter, le 2 novembre dernier, le plan arabe ? Compte tenu de la pression internationale, le gouvernement de Bachar al-Assad a voulu montrer, lui, qu'il restait ouvert au dialogue avec les voisins arabes, et qu'il voulait la paix. Une paix impossible à garantir rapidement, pour la raison évoquée plus haut. Et maintenant, que peut-il se passer ? A notre avis pas grand-chose de concret et d'effectif : la Ligue arabe ne va pas attaquer la Syrie. Les pontes de la Ligue envisageraient d'appliquer, après les Occidentaux, des sanctions économiques. Mais justement, on ne voit pas, par ailleurs, des pays proches de Damas comme le Liban, l'Irak, voire l'Algérie suspendre leurs relations diplomatiques et économiques avec la Syrie. Notons que sur 22 membres de la Ligue, 4 n'ont pas ratifié l'appel à l'unité de l'opposition syrienne (voir notre article « Après la décision de la Ligue arabe : des points de droit et d'interrogation », mis en ligne le 14 novembre). Il y a aussi la possibilité de voir les Occidentaux tenter une nouvelle offensive anti-syrienne au Conseil de sécurité avec cette fois une caution arabe. Mais nous ne pensons pas que la diplomatie russe se laisse impressionner par cette nouvelle manœuvre. La Ligue arabe, c'est le Golfe Reste que cette décision, si peu étonnante qu'elle soit, de la Ligue arabe, est une nouvelle étape de l'offensive à direction occidentale contre la Syrie indépendante. Recalés plusieurs fois devant le Conseil de sécurité des Nations-Unies, les Américains et leurs amis européens – ou européistes – reviennent à l'attaque par le truchement de la Ligue arabe. Qui s'efforce elle aussi, à son niveau, d'« intimider » les nations résistant à la stratégie impériale de Washington, principalement la Chine et la Russie. On peut supposer que ces pays ne se laisseront pas impressionner par la posture d'une organisation assez largement décrédibilisée, dans l'opinion arabe, par des décennies d'inefficacité et de silence en Palestine et en Irak, et de compromission avec les pouvoirs presque partout ailleurs, qu'il s'agisse de l'Egypte, de la Tunisie, de la Libye, du Yémen et des monarchies pétrolières. Et d'ailleurs, pour l'essentiel, la Ligue arabe, c'est un prolongement politique et diplomatique des monarchies du Golfe, et rien d'autre. Au-delà de l'émotion médiatique, il faut voir les choses comme elles sont : la Ligue arabe était passée dans le camp ennemi depuis quasiment le début de la crise en Syrie. Parce que, au risque de se répéter, elle est dominée par ses principaux bailleurs de fonds saoudiens, qataris, émiratis, qui s'efforcent de surfer sur la vague fondamentaliste sunnite pour prendre la direction du monde arabo-musulman et contrer l'Iran chiite et ses alliés régionaux. Et qui veulent liquider ce qui reste du nationalisme arabe à coloration laïque et non alignée sur Washington, et dont la Syrie demeure l'exemple assiégé. Rappelons aussi que l'Iran, avec le Liban, demeure un allié ferme de Damas. Et puis il y a un autre acteur qui aspire à prendre le leadership dans la région, c'est la Turquie d'Erdogan, et ses ambitions peuvent se heurter à celle des monarchies arabes. Une question de « géologie » stratégique Bref, et pour son malheur, la Syrie – Bachar ou pas Bachar, d'ailleurs – se retrouve sur une véritable « ligne de fracture » géostratégique, avec des « plaques tectoniques » turque, arabe du Golfe, iranienne, israélienne, que font aussi bouger à distance des « savants fous » basés à Washington, Londres, Paris, Bruxelles. Outre ses alliés, et un consensus de sa population contre la violence, l'islamisme et l'ingérence, la Syrie dispose d'un atout précieux : l'incapacité de l'opposition à s'unir – voir les incidents récents du Caire (et notre article « Et maintenant le CNS s'en prend aux opposants de l'intérieur », mis en ligne le 9 novembre) et à pouvoir proposer une alternative crédible au régime en place. Les Frères musulmans syriens n'ont pas la popularité, l'implantation et la légitimité de leurs cousins égyptiens ; quant à l'opposition laïque et occidentalisée, elle est beaucoup plus présente sur la « toile » que dans la société syrienne. Il y a toujours un « avis de tempête » dans le ciel syrien. Mais cette tempête est vouée à se dissiper, pour peu que le régime continue de se réformer. Encore une fois, dans cette crise syrienne, on assiste à la lutte du virtuel contre le réel, et de l'étranger contre la Syrie. Nous sommes certains que le réel aura raison du virtuel, et la Syrie de l'étranger, que cet étranger ait le visage d'Hillary Clinton, de l'émir du Qatar, d'Erdogan ou d'un cyber-opposant.