La première édition du livre de Henri Alleg "La Question", qui a dévoilé l'utilisation systématique de la torture par l'armée française en Algérie durant la guerre de libération nationale, fut achevée d'imprimer le 12 février 1958 aux éditions de Minuit. Le livre, un récit bouleversant d'un mois de détention et de torture quotidienne que lui a infligée la 10ème DP dans les sinistres locaux d'un immeuble en construction, aménagé en centre de torture à El Biar (Alger) après avoir été arrêté le 12 juin 1957, en pleine bataille d'Alger. "Mon affaire est exceptionnelle par le retentissement qu'elle a eu. Elle n'est en rien unique. Ce que j'ai dit dans ma plainte, ce que je dirai illustre d'un seul exemple ce qui est la pratique courante dans cette guerre atroce et sanglante", écrit Henri Alleg dans les toutes première pages de l'ouvrage "La Question". "Il y a maintenant plus de trois mois que j'ai été arrêté. J'ai côtoyé, durant ce temps tant de douleurs et tant d'humiliations que je n'oserais plus parler encore de ces journées et de ces nuits de supplices si je ne savais que cela peut-être utile, que faire connaître la vérité c'est aussi une manière d'aider au cessez-le-feu et à la paix", raconte l'auteur. "C'est aux +disparus+, et à ceux qui, surs de leur cause, attendent sans frayeur la mort, à tous ceux qui ont connu les bourreaux et ne les ont pas craints, à tous ceux qui, face à la haine et la torture, répondent par la certitude de la paix prochaine et de l'amitié entre deux peuples qu'il faut que l'on pense en lisant mon récit, car il pourrait être celui de chacun deux", écrit Alleg dans cet ouvrage qui fit l'objet de plusieurs saisies. "On me transporta d'abord (toujours attaché sur la planche) dans une pièce plus grande. +Tu connais cet appareil ? Tu en as entendu parler, hein+ ?, me dit le lieutenant Charbonnier en me montrant une magnéto. Immédiatement un +para+ assis sur ma poitrine me brancha une électrode sur le lobe de l'oreille droite et l'autre au doigt et les décharges électriques se succédèrent", témoigne Henri Alleg. "Un lieutenant me fit alors mettre à genoux, m'attachant ma cravate autour du cou comme une corde se mit à me secouer et à me serrer, à m'étrangler, cependant qu'il me frappait au visage de toutes ses forces. Absolument fou de rage, il me hurlait dans la figure : tu vas parler, salaud ! Tu es foutu, tu es un mort en sursis ! Tu as fait des articles sur les exactions et les tortures, eh bien ! Maintenant c'est sur toi que la 10ème DP les commet ! Et ce qu'on fait ici, on va le faire en France", poursuit-il. On tortura jusqu'à l'aube ou presque... "On tortura jusqu'à l'aube, ou presque. Au travers de la cloison, j'entendais les hurlements, les plaintes, étouffées sous le bâillon, les jurons et les coups. (à) Les cris de souffrance faisaient partie des bruits familiers du +Centre de tri+ et aucun des paras n'y prêtaient plus attention. Mais je ne crois pas qu'il se soit trouvé un seul prisonnier qui n'ait comme moi pleuré de haine et d'humiliation en entendant pour la première fois les cris des suppliciés", raconte encore Henri Alleg dans son témoignage bouleversant. Des journaux français dont, L'Humanité, France Observateur, L'Express, Témoignage Chrétien, furent censurés. Ils révélaient que les forces de l'ordre françaises torturaient systématiquement les suspects dans le silence complice des autorités civiles qui se livraient à une guerre sanglante contre un peuple qui réclamait son indépendance et qu'on appelait alors "les évènement d'Algérie". En mars 1958, une partie de la 7éme édition de La Question fut saisie. Elle devait porter à 72.000 exemplaires. L'éditeur Nils Anderson l'imprime à son tour et fait passer clandestinement 150.000 exemplaires en France. L'interdiction de ce livre-choc par les autorités coloniales a en fait assuré sa notoriété. "La réédition de La Question a été surtout très utile pour informer l'opinion internationale, sur la pratique de la torture en Algérie par l'armée et la police française durant la guerre d'Algérie", a déclaré à l'APS, l'éditeur Nils Anderson, présent à l'hommage rendu lundi au défunt Henri Alleg, par une foule d'amis, à la coupole du cimetière parisien Père Lachaise. "Au moment de sa saisie, cet ouvrage avait déjà été très largement diffusé en France. De plus sa réédition avait été reprise en plusieurs milliers d'exemplaires sous forme de journal", a-t-il expliqué. "Notre intention, Gérôme Lindon (directeur des éditions de Minuit) et moi, était surtout de montrer qu'on pouvait saisir un livre, mais que ce livre n'était pas mort en fait, qu'il serait réédité ailleurs, comme ce fut le cas durant la deuxième Guerre mondiale où les écrits de la résistance française, était republiés en Suisse. C'était sur cette symbolique que nous sommes partis Lindon et moi", a-t-il ajouté.