Le conflit entre la Géorgie et la Russie échappe de plus en plus à l'analyse classique pour entrer dans celle de la prospective et, de manière plus générale, dans la géostratégie. Il a été dit entre autres déclarations qu'un tel conflit était inévitable, non pas pour permettre à la Russie de régler de vieux comptes ou encore mettre au pas un voisin qui entend exercer pleinement sa souveraineté. Ce qui n'est pas tout à fait faux puisque ce voisin n'a pas aidé à faire baisser la tension ou le climat de suspicion. Mais le fait de constater que la Russie entend tourner une page de son histoire faite d'agressions et d'humiliations, laisse supposer autre chose. Quelque chose qui dépasse la simple querelle de voisinage pour entrer dans des rapport plus globaux. On constate de plus en plus que la Russie est déterminée à bouleverser le système des relations internationales dominé par les Etats-Unis, estiment les analystes. Repousser l'offensive de la Géorgie, allié clé des Etats-Unis, qui tentait de reprendre le contrôle de l'une de ses provinces rebelles, était déjà risqué. Face au soutien apporté par l'Ouest à Tbilissi, Moscou a enfoncé le clou, reconnaissant dans la foulée l'indépendance des Républiques séparatistes géorgiennes d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie. « Il semble que Moscou ait décidé de jouer son va-tout et d'assumer le rôle de fossoyeur de l'ordre mondial actuel, qui est pervers sous plusieurs aspects », souligne l'expert indépendant Fedor Loukianov, rédacteur en chef de la revue La Russie dans le monde global. Dans une tribune publiée par le quotidien en ligne Gazeta.ru, il explique ce « jeu extrêmement risqué » de Moscou par le « choc » éprouvé par les dirigeants et l'opinion publique russes face au « soutien unanime » de l'Occident au président géorgien Mikheïl Saakachvili. La Russie « ne comprend sincèrement pas comment l'Europe et les Etats-Unis ont pu prendre tous ensemble le parti » d'un leader qu'elle juge coupable de crimes de guerre et « qui a bafoué tout ce que défend ‘le monde civilisé », souligne M. Loukianov. L'Occident, inquiet de la pénétration de l'armée russe sur le territoire géorgien, a motivé son soutien rapide à Tbilissi par la peur de nettoyages ethniques dans la zone de conflit. « La Russie y voit non seulement une politique de deux poids deux mesures mais un cynisme non dissimulé dépassant toute pratique politique normale », selon M. Loukianov. La reconnaissance par les Etats-Unis et l'Europe de l'indépendance du Kosovo en février en dépit d'une résolution de l'ONU qui défendait l'intégrité territoriale de la Serbie a également influencé la politique du Kremlin. L'ex-président et actuel Premier ministre russe Vladimir Poutine a d'ailleurs rappelé cet épisode comme preuve, à ses yeux, de la duplicité américaine et de la servilité de l'Europe. « La Maison-Blanche a donné l'ordre et tout le monde l'a exécuté (...) jetant à la poubelle la résolution 1244 », a-t-il lancé vendredi sur la chaîne allemande ARD. « Si les pays européens continuent de mener leur politique de cette manière, on devra bientôt discuter avec Washington des affaires européennes », a-t-il ajouté. Malgré une campagne de séduction sans précédent, la Russie peine toutefois à convaincre hors de ses frontières. Ses alliés de l'Organisation de Shanghaï, la Chine et les ex-républiques soviétiques d'Asie centrale lui ont apporté cette semaine un soutien mitigé, se gardant de reconnaître l'indépendance des territoires séparatistes. « La Russie est seule, furieuse et absolument inflexible » dans la crise mondiale provoquée par le conflit en Géorgie qui « ne fait que commencer », résume Maria Lipman du centre d'analyse Carnegie à Moscou. « Il faut repenser toute une série de questions : que représente la Russie, comment développer les relations avec elle, comment est dirigé le monde ? » Ce sera « une époque de confrontation, très difficile et dangereuse », prévoit Mme Lipman. Poursuivant sur sa lancée, la Russie défendra plus que jamais la thèse chère au gouvernement et à la population, selon laquelle les Etats-Unis n'ont aucune légitimité pour déterminer l'ordre mondial. Dans le bras de fer entre les deux grandes puissances, « il n'y a pas d'arbitre (...) c'est la droiture morale qui compte », souligne Mme Lipman. « Les pays ont déjà fait leur choix entre la Russie et les Etats-Unis », explique Evgueni Volk, analyste de Heritage, fondation conservatrice américaine. Selon lui, « il existe une fenêtre très étroite de possibilités pour qu'ils changent d'orientation (même si) c'est très différent de l'ère soviétique où beaucoup de pays pouvaient se proclamer ‘socialistes'. La question tourne surtout autour du leadership américain ». Il ne s'agit en aucun cas de réécrire l'histoire de la Guerre froide, mais quelque chose d'absolument nouveau semble se produire.