Avec environ cinq millions d'habitants et près d'un million de visiteurs quotidiens en semaine, Alger n'est plus la ville que l'imaginaire a conservée malgré tout. C'est désormais une immense mégapole dont les tentacules de béton ont largement amorcé la conquête malheureuse de la Mitidja, envahi complètement le littoral d'Est en Ouest et créé une ceinture périphériques de cités et de zones d'habitations aux aspects souvent semi ruraux sinon indéfinissables dans la typologie des agglomérations. Et pendant que le cœur historique de la cité, La Casbah, pourtant classée au patrimoine universel de l'humanité, se nécrose à un rythme hélas plus rapide et à une échelle plus vaste que les opérations de réhabilitation entreprises, l'ancienne ville « moderne » se détériore à vue d'œil, ébranlée par le temps et les catastrophes naturelles, grignotée quotidiennement par l'incivisme et surtout la négligence des institutions, livrée aux appétits fonciers et à une rage immobilière qui, sous couvert de réponse à des besoins réels de construction, favorise une architecture de la laideur et de l'irrationalité. Avec une concentration inouïe des flux économiques et administratifs, la ville devient un maelstrom de plus en plus difficile à canaliser et à organiser. Dans cette immensité grouillante où la multitude des piétons est comprimée davantage par l'accroissement démentiel du trafic automobile, la quête d'espaces est devenue un combat vital, générateur exponentiel de conflits interpersonnels ou collectifs. Sans urbanisme, l'urbanité est-elle possible ? Sans urbanité, la conscience citadine peut-elle évoluer ? Sans citadinité, la culture en ville est-elle imaginable ? Voilà le décor dans lequel évolue l'Etablissement Arts et Culture, créé en 1998 par l'ancien Gouvernorat du Grand-Alger sous la forme d'un EPIC (établissement public à caractère industriel et commercial). L'année 2000 marque un tournant pour l'institution qui s'installe au Théâtre de Verdure et accueille dans son patrimoine le conservatoire central et ses annexes, le ballet, la bibliothèque municipale et ses annexes ainsi que l'imprimerie de l'ex-CPVA (Conseil populaire de la ville d'Alger). L'année suivante, ce mouvement de transfert des anciennes structures du CPVA se poursuit et donne lieu à l'acquisition des structures et équipements du théâtre de verdure et du réseau des médiathèques, salles de spectacles et de fêtes. Aujourd'hui, par ses infrastructures, l'Etablissement Arts et Culture apparaît comme l'opérateur culturel territorial le plus pourvu au niveau national. Son réseau s'appuie sur 60 maisons de jeunes et centres culturels, 23 médiathèques, 7 conservatoires et annexes, 7 bibliothèques multimédia, une bibliothèque centrale et deux annexes. A cela s'ajoutent des fleurons de la capitale, tous situés au centre-ville. D'abord, le complexe Laâdi Flici qui comprend le Théâtre de Verdure, un auditorium, le Nadi El Anka, une grande salle polyvalente, une librairie, une cafétéria-restaurant. C'est aussi une des rares infrastructures culturelles en Algérie à disposer d'un parking de 500 places. Ensuite, la prestigieuse salle Ibn Khaldoun dont les travaux de réfection devraient s'achever prochainement. Enfin, la salle Rouiched de Hussein Dey, fermée depuis 2006 en raison de son délabrement. Avec cette flotte relativement exceptionnelle — car elle demeure bien en-deçà des besoins d'une ville de l'envergure d'Alger — le vaisseau Arts et Culture peut avancer aujourd'hui un bilan appréciable. Au plan des spectacles, on peut citer ceux de l'humoriste Smaïn, des chanteurs Marcel Khalifa, Sharimati Anita Roy, Abdelwahab Doukali, Georges Moustaki, Cesaria Evoria, Joe Starr, Sherine Wagdy, Mauranne, Natasha Atlas, etc. Sous son enseigne se sont produits assez régulièrement les grands maîtres du répertoire traditionnel tels Ahmed Serri, Tahar El Fergani, Aït Menguellet ou El Hachemi Guerrouabi qui a donné son concert d'adieu au Théâtre de Verdure. Plusieurs hommages posthumes ont été dédiés aux artistes ou hommes de culture algériens, comme El Anka, Slimane Azem, Hnifa ou encore Riad Boufedji. Des concerts de rap, de jazz, de salsa, de raï, de musique indienne ou gitane, de gospel, de rock et rock métal, de musique classique universelle, de r n b et hip hop, des défilés de mode, des expositions de peinture ou de photo et même la techno-parade d'Alger, la rencontre mémorable entre musiques andalouse et fado, des évènements cinématographiques, des cafés littéraires, du tango, plusieurs festivals et séminaires… de quoi donner le vertige avec le recul des ans ! Les documents distribués lors de la conférence de presse de lundi dernier affichent un listing de manifestations impressionnant complété par des graphes qui mettent en valeur un total décennal de près de 9000 manifestations de différents calibres avec une moyenne théorique de plus de 70 par mois. De 57 actions en 1998, arts et culture est passé à 1495 pour l'exercice actuel. On apprend que 51% d'entre elles ont concerné les spectacles pour enfants, 22% les galas artistiques et 10% le cinéma. Les expositions (5%), les rencontres littéraires (4%) et le théâtre (2%) forment la queue du peloton. Les statistiques des publics sur la décennie confirment la priorité accordée aux spectacles pour enfants avec 753 660 spectateurs (66%) quand les 392 691 adultes représentent une proportion de 34%. Evoluant de 1140 personnes en 1998 vers 147 424 pour 2008, le total des spectateurs a donc été de 1 146 351 personnes en dix ans. Pour qui connaît la faiblesse de la vie culturelle à Alger, le résultat apparaît comme notable et traduit bien l'effort de l'établissement qui a vu le jour quand la tragédie nationale des années 1990 avait laminé le champ culturel. Pour les actions, l'année 2003 a été un pic avec un fléchissement les deux années suivantes et une reprise marquée à partir de 2007 confirmée pour l'exercice finissant. Mais que représentent un peu plus d'un million de personnes en dix ans ? Cent mille par an. Un calcul froid ferait ressortir, en retenant le chiffre favorable de 3,5 millions d'habitants pour ce qu'on désignait par le Grand Alger (soit les limites de la ville à l'indépendance), une proportion annuelle de 2,85% habitants touchés par les activités d'arts et culture. Vue ainsi, la faiblesse est criante. En pensant qu'une seule grande exposition à Londres peut accueillir en six mois jusqu'à la moitié de cette participation, ou que de deux derbys de football à Alger peuvent atteindre un chiffre de 100 000 supporters, on peut désespérer. Cependant, en culture plus qu'ailleurs sans doute, comparaison n'est pas raison. Il faudrait tenir compte des activités hors spectacles de l'établissement avec les 3300 élèves des conservatoires, les 34 000 fréquentations en bibliothèques, les 2600 adhérents des médiathèques, le fonds d'ouvrage de près de 90 000 références, qui relèvent des indices permanents d'activité. Enfin, un tel calcul sur la population d'Alger, pour être indicatif, ne reflète pas le fait qu'arts et culture n'est qu'un opérateur parmi d'autres sur Alger où l'on compte aussi l'OREF, le palais de la culture, l'ONCI, la Cinémathèque, la Bibliothèque nationale, la nouvelle Agence de rayonnement culturel (AARC), etc. Aussi, la proportion de près de 3% d'habitants de la wilaya touchés finit par représenter, dans les limites de notre contexte culturel, une performance considérable. Pour autant, Redouane Mohammedi, directeur d'Arts et culture, s'est abstenu de claironner sur un bilan dont la signification reflète avant tout les efforts de son établissement. L'universitaire qu'il est, comme le manager culturel qu'il est devenu, savent que la culture s'évalue avant tout en termes qualitatifs : contenu, forme, organisation, impact…. Ainsi, a-t-il avancé surtout les deux directions essentielles qu'il souhaite engager dès le début 2009. La première consiste à encourager une synergie entre tous les opérateurs culturels de la capitale, institutionnels avant tout, mais également privés et associatifs. La seconde porte sur l'organisation d'un forum de réflexion sur l'action culturelle à Alger. La rencontre dont le projet a été confié à Réda Chikhi, consultant en ingénierie culturelle, promet d'être intéressante au vu des questionnements avancés. Pour Mohammedi, il s'agit d'interroger sans complaisance le travail d'arts et culture et, si possible, de dessiner une démarche de développement des pratiques culturelles dans la capitale où la formation à la gestion culturelle prendrait une place importante. Alger le mérite car, au-delà des contraintes de son contexte général, elle renferme un potentiel créatif immense. Peut-être la difficulté d'y vivre rend-elle encore plus fort le désir d'expression ?