– Vous avez publié aux éditions Actes Sud, Lounès Matoub : Non aux fous de Dieu. Comment est né votre récit ? Le court roman que je viens de consacrer à Lounès Matoub est une rivière alimentée par deux sources, l'une lointaine, l'autre proche. La première, ce sont les disques de Matoub que j'écoute depuis ma jeunesse, le feu de la musique chaâbie, la fierté du peuple kabyle, ma rencontre avec Mouloud Mammeri dans les années 1980, la lecture de Mouloud Feraoun ou de Tahar Djaout, plusieurs voyages en Algérie, cette terre que j'aime et où un de mes ancêtres a passé les plus belles années de sa vie à la fin du XIXe siècle. La seconde, c'est l'actualité tragique que la France, comme tant d'autres pays au monde, a connu ces dernières années : le terrorisme, les attentats qui ont endeuillé Paris et plus particulièrement celui du 13 novembre 2015 dans la salle de concert du Bataclan. 90 personnes sont mortes ce soir-là qui n'avaient d'autre tort que celui d'écouter de la musique. Au matin du 14 novembre, j'ai senti que je ne pourrais me contenter de dompter la fureur du monde par la douceur des mots. La poésie n'allait pas suffire. C'est un roman qu'il me fallait écrire. Pour éveiller les consciences. Pour résister par la littérature. Pour donner un sens à la rage qui me nouait la gorge. Mon choix a alors été immédiat : j'allais raconter l'histoire de Lounès Matoub et je le ferais pour la jeunesse. – Un aspect du combat du chanteur disparu a été privilégié dans votre texte : la lutte contre le fanatisme religieux. Pourquoi ce choix ? Lounès Matoub a mené un combat contre un monstre à deux têtes : le pouvoir et l'intégrisme islamiste. Le fait que j'aie axé mon récit sur sa lutte contre le fanatisme religieux ne signifie pas que j'élude la première problématique, mais que je l'éclaire autrement, mettant discrètement en évidence les collusions d'intérêt et la façon dont deux forces antagonistes se conjuguent pour parvenir à leurs fins. En vérité, les paroles du chanteur se sont frayées un chemin entre deux parois obscures. Elles ont tenté de repousser les murs qui se faisaient face avec la même volonté d'écraser les hommes libres. Mais regardez ces murs et vous verrez que Lounès Matoub y a gravé les mêmes mots : liberté, laïcité, égalité entre hommes et femmes, reconnaissance de la culture amazighe. Il est vrai néanmoins que, par son titre, mon roman penche plus d'un côté que de l'autre. La raison en est simple : l'écrivain français que je suis a moins à craindre du pouvoir en place que de l'idéologie mortifère qui progresse sur le terreau de l'intolérance religieuse, de l'ignorance et de la peur. Mais ce n'est pas tout : en choisissant d'écrire sur Matoub, j'ai voulu rappeler que le combat contre le fanatisme religieux a d'abord été mené sur la rive sud de la Méditerranée par des êtres épris d'ouverture et de tolérance. – Vous avez consacré un livre à Victor Jara, chanteur populaire chilien assassiné en 1973 (Victor Jara, non à la dictature). Le rapport avec Matoub est évident. Qu'en pensez-vous ? J'ai en effet consacré un livre à Victor Jara, le chanteur chilien assassiné en septembre 1973 par les sbires de Pinochet. Lui, c'est à la dictature qu'il tenait tête, avec un sens inné de la fraternité, une liberté de conscience et de paroles, un respect total voué à cette moitié de l'humanité sans laquelle nous ne serions pas là. Comme Matoub, il était un fils de pauvre, un enfant de paysans sans terre. Comme lui, il est devenu le porte-parole d'une culture populaire, l'héritier des traditions musicales anciennes et vitales, le chantre de la liberté. Comme Matoub, il a été assassiné. Mais comme lui, il chante encore car ceux qui commandité et commis ces crimes se sont trompés : ils ont abattu l'homme qui était en eux mais ne sont pas parvenus à étouffer leurs chants. «Ils peuvent me tuer mais ils ne me feront jamais taire.» Victor Jara et Lounès Matoub sont entrés dans la constellation des grands poètes assassinés, là où brille depuis août 1936 l'étoile du poète andalou Federico Garcia Lorca ou celle du poète français Robert Desnos, mort dans le camp nazi de Terezin en 1945. Morts ? Pas vraiment. En ce début de XXIe siècle marqué par tant de drames humains, ils sont une lumière au plus sombre de la nuit. – La collection que vous dirigez chez Actes Sud cible les jeunes lecteurs. Quel a été l'écho du livre sur Matoub ? En vérité, la collection «Ceux qui ont dit non» a été créée par ma compagne, la romancière Murielle Szac. J'y ai écrit trois romans, mais ne la dirige pas. La raison d'être de ces livres, ce sont les jeunes, ceux qui feront le monde de demain, ou qui éviteront que le monde ne se défasse tout à fait. De quoi leur parlons-nous ? Des valeurs qui permettent à l'humain de rester humain, de se tenir debout même dans la tempête. Le livre consacré à Matoub a reçu un accueil formidable en France. D'abord, de la part des jeunes Algériens qui le connaissent, qui l'écoutent sur leurs téléphones mobiles, qui perpétuent sa mémoire. Bon nombre de ces jeunes n'étaient pas nés lorsque le chanteur a été assassiné, mais sa parole reste vive dans leurs cœurs et dans leurs têtes. Et puis, il y a les autres, les lecteurs francophones qui ne le connaissaient pas et le découvrent avec le sentiment d'avoir désormais un ami de plus sur la terre. S'ils aiment ce livre, ils aimeront Matoub et contribueront à le faire vivre, ou revivre, autour d'eux. A travers lui, c'est tout un peuple, toute une histoire, toute une culture qu'ils embrasseront. C'est ainsi que se construit la paix entre les peuples. – Une réédition en Algérie ? Je le souhaite vivement. Le bruit des rotatives d'une imprimerie algérienne se confondrait alors avec les battements de mon cœur. Et ce ne serait que justice puisque les chansons et la musique de Lounès Matoub ont traversé la Méditerranée dans l'autre sens pour enrichir ma propre vie. Les livres sont comme les oiseaux : ils aiment la lumière et passent au-dessus des murs.