Curieux destin que celui de ce sexagénaire devenu par la force des événements le plus vieux chef « guérillero » de la planète, endurci par plus de vingt ans de rébellion contre le pouvoir central, et au cours de laquelle deux millions de Soudanais ont trouvé la mort. John Garang après avoir mené, durant 21 ans, une guerre civile, l'une des plus longues et des plus meurtrières contre le régime de Khartoum, a signé l'accord de paix avec le vice-président Osman Taha dimanche dernier à Nairobi au Kenya. Devant des chefs d'Etat africains, l'accord a été également contresigné par les présidents kényan et tanzanien en tant que « témoins ». L'accord qu'il vient de signer est venu après deux ans de négociations avec le pouvoir central. Il a d'ailleurs rencontré, pour la première fois depuis 1983, le chef d'Etat soudanais, le général Omar Hassan Al Bachir en 2002, une semaine à peine après la signature de l'accord-cadre qui devait conduire à l'accord de paix conclu dimanche dernier à Nairobi. Une « normalisation » suscitée par les Américains. Il faut dire que, jusque-là, on ne connaissait que très peu de choses concernant le chef de la rébellion sudiste sinon qu'il la dirigeait d'une main de fer et qu' il entretenait le secret autour de sa propre personne. Un physique qui rappelle la carrure d'un lutteur de foire qui se prête volontiers aux flashs des photographes, engoncé dans un treillis militaire original, entouré d'hommes armés et portant fièrement un revolver à la ceinture et qui inspirait le respect sinon la crainte. Tout ce qu'on sait de son origine sudiste, c'est qu'il est né le 27 juillet 1944 à Jonglei près de Bor, en pays Dinka où vit une ethnie majoritaire de Sud soudanais, dans une famille aisée et de confession chrétienne comme la majorité de la population de la région, quand elle n'est pas animiste. A neuf ans, il perd son père et sa mère deux ans plus tard. La région est alors en soulèvement mené par les Anya-Anyas contre l'occupant britannique accusé de favoriser les populations du Nord. Le jeune Garang se retrouve en Tanzanie après avoir fui les combats qui faisaient rage dans la région. Après des études secondaires à Dar Es Salam, il s'inscrit à l'université de la capitale tanzanienne, où il rencontre Yoweri Museveni qui deviendra beaucoup plus tard président de l'Ouganda et allié très sûr du combat qu'il mène contre le pouvoir central. Il poursuit ses études universitaires aux Etats-Unis au Grinnel College de l'Iowa. Peu d'éléments sont connus sur la période où il a vécu aux USA, tout ce que l'on sait c'est qu'il refuse une bourse qui lui est offerte par l'université de Berkeley et préfère rejoindre le Sud-Soudan pour prendre les armes au sein de la rébellion qui s'était soulevée contre le régime de Khartoum dirigé à l'époque par Djaffar El Numeiry à l'issue d'un coup d'Etat fomenté en 1969. Le règne de celui-ci a été jusqu'à sa destitution par un coup soutenu par les islamistes en 1989 des plus troublants et des plus agités, tantôt prosoviétique, tantôt pro-occidental, préférant se rapprocher de Washington et liquider au plan interne toute opposition démocratique pour instaurer une véritable dictature avec la bénédiction des Saoudiens. Mais toujours est-il que lorsque John Garang prend contact avec la rébellion du Sud, on commence à se méfier de lui, les chefs rebelles pensaient qu'Israël envoyait et formait de nouvelles recrues, il finit par intégrer le mouvement Josef Lagu et obtient le grade d'adjudant. Lorsque intervient un accord de paix en 1972 entre les Anya-Anyas du Sud-Soudanais et le pouvoir, il participe aux négociations avec les représentants de Khartoum. Au terme de cet accord, une large autonomie est accordée à la région et les rebelles sont intégrés au sein de l'armée régulière, John Garang est promu capitaine. Deux ans plus tard, il retourne aux Etats-Unis pour une formation militaire en Virginie avant de regagner Khartoum en 1976. Un an après, il est renvoyé encore une fois aux USA pour y préparer une thèse de doctorat en économie à l'université d'Iowa. Il retourne au Soudan en 1981 après avoir soutenu sa thèse sur le canal de Jonglei, sa région natale. Il occupe plusieurs fonctions dont celles de directeur adjoint du centre de recherches de l'armée et de professeur d'économie à l'université. Entre-temps, il se rend compte sans doute de l'inconsistance et de la dureté du régime de Numeiry qui, changeant de fusil d'épaule et s'appuyant sur les fondamentalistes, instaure la charia et supprime la relative autonomie accordée au Sud dix ans plus tôt. Sa vie bascule en 1983 Il n'en fallait pas plus pour provoquer le soulèvement de la population de la région qui compte de nombreuses ethnies dont la plupart sont animistes ou de confession chrétienne. C'est en 1983 que la vie de Garang a basculé. En mai de la même année, une mutinerie éclate dans une garnison du sud soudanais, Djaffar Numeiry, le charge de ramener l'ordre dans la région. Une fois sur place, celui-ci décide de rejoindre la rébellion et appelle toutes les garnisons du Sud à suivre le mouvement. Il crée alors l'Armée de libération du Sud-Soudan (SPLA) dont il deviendra le chef. Le régime de Numeiry qui n'était pas en odeur de sainteté auprès de plusieurs pays de la région va en quelque sorte les pousser à soutenir le mouvement de rébellion de John Garang. C'est le cas de l'Ethiopie, l'Ouganda, l'Erythrée et le Kenya. Addis Abeba fournit les premières armes et les bases de logistique sur son territoire. Même la Libye dirigée par Mouammar El Kadhafi qui ne s'entendait plus à l'époque avec Djaffar Numeiry, apporte son soutien aux rebelles de John Garang. Trois ans plus tard quand Yoweri Museveni, son ami de l'université de Dar Es Salam, renverse le régime en place à Kampala et prend le pouvoir, l'Ouganda sera un allié de premier plan pour le SPLA. Mais durant toutes ces années de combat contre le pouvoir central, le vieux chef, qui a réussi en trois ans à regrouper 10 000 combattants au sein de son organisation bien équipée et bien structurée, fera preuve d'un pragmatisme déroutant changeant d'alliances plusieurs fois. Il est d'abord, durant la fin de la guerre froide, du côté des Soviétiques, tandis que Khartoum entretenait de bonnes relations avec Washington et finit par se rapprocher des Américains à partir des années 1990. La rébellion est estimée alors à 50 000 hommes. Entre-temps, il est vrai que le coup d'Etat de 1989 soutenu par les Islamistes a quelque peu discrédité le Soudan aux yeux de Washington. La personnalité du « vieux » chef est controversée. Craint par ses partisans, redouté par ses opposants qui lui reprochent de mener la belle vie dans les quartiers chics de Nairobi ou de Kampala et de ne se rappeler le front et les camps de l'Armée de libération du Sud-Soudan, qu'à l'occasion de « sorties » médiatiques, il se permet de « bouder » des « offres de paix » de la part de Khartoum, à deux reprises en 1986 et 1989. Son principal rival disait de lui qu'il n'avait aucune confiance en dehors des hommes qui appartiennent à son ethnie et qu'il aurait fait exécuter tous les cadres susceptibles de lui créer de l'ombre. C'est dire combien l'homme était loin de faire l'unanimité autour de lui tant et si bien que les dissensions n'ont pas tardé à apparaître au sein de la rébellion du Sud soudanais où l'on comptera jusqu'à dix-sept factions rivales. Il n'a pas moins essayé à chaque fois de « louvoyer » pour regagner la confiance des chefs dissidents, tout comme il a essayé de se rapprocher politiquement de certains partis d'opposition au régime de Khartoum et regroupés au sein d'une coalition dénommée Alliance démocratique du Nord et dans laquelle figuraient, à un moment donné, les islamistes de Hassan Tourabi ! Un « ami » américain L'opportunisme de Garang semble sans limite puisque même lorsqu'il s'était rapproché des Soviétiques, cela ne l'a pas empêché d'avoir des contacts avec les Américains par le biais de Robert Frazure qui allait devenir chef de la mission économique américaine en Ethiopie. Celui-ci le met en contact avec des bailleurs de fonds particuliers dont un milliardaire britannique qui lui fournira secrètement des avions pour ses déplacements. Mais c'est assurément l'élection de G.W. Bush qui donnera un coup de pouce à l'appui américain au SPLA et à John Garang, tout simplement parce que le parti républicain compte beaucoup de sympathisants de la foi chrétienne dans le sud du Soudan à travers les différentes églises (méthodiste, protestante, etc.) présentes dans la région, sans compter que Washington reproche à Khartoum d'avoir donné asile à Oussama Ben Laden. D'ailleurs le Soudan, après les attentats du 11 septembre 2001, se résout à « contribuer » à la lutte contre le terrorisme islamiste, non sans avoir au préalable prié le chef d'Al Qaîda de quitter le territoire. L'intérêt américain pour ce pays est relancé avec la découverte du pétrole dans le Sud et la nouvelle politique énergétique des Etats-Unis allait donc pousser Washington à rechercher une normalisation des relations entre Khartoum et la région du Sud soudanais en proie à plus de deux décennies de rébellion. Un ancien sénateur a été désigné pour entamer des pourparlers avec les deux parties en vue de négocier un accord de paix. En 2002, John Garang a même effectué un séjour de deux semaines à Washington où il a rencontré, entre autres, Colin Powell, Paul Wolfowitz et d'autres responsables américains. Les premiers pourparlers entre Khartoum et le SPLA s'engagent immédiatement après. Les Etats-Unis ont insisté pour qu'elles aboutissent à un accord de paix, d'autant que depuis 2002, les informations font état de violation des droits de l'homme dans les deux camps. John s'en est toujours défendu en accusant ses lieutenants de commettre de simples bavures. C'est d'ailleurs au cours de la même année qu'il rencontrera pour la première fois le général Omar El Bachir en Ouganda. Mais aujourd'hui, tout cela semble avoir été oublié par les Occidentaux plus particulièrement les Américains qui n'ont pas hésité à financer en été dernier la tournée de Garang dans le Sud. Aujourd'hui la paix avec le Nord, avec Khartoum devrait faire de lui le premier vice-président du Soudan. A la faveur d'un référendum d'autodétermination dans le Sud et suite à une période de transition de six ans, il pourrait devenir le premier président d'un Etat du Sud. Mais d'ici là, le chemin est encore long. Le vieux guérillero reconnaissait d'ailleurs en juin dernier : « On part de rien. On sort tout juste du bush. » Parcours 27 juillet 1944 : naissance de John Garang de Mabior à Jonglei dans le Sud -Soudan 1955 : il s'installe avec sa famille en Tanzanie après avoir fui les combats qui faisaient rage dans le Sud. Dans les années 1960, il s'inscrit à l'université de Dar Es Salam où il se lie d'amitié avec Yoweri Museveni, l'actuel chef d'Etat ougandais. Puis poursuit des études universitaires aux Etats-Unis. Il rejoint la rébellion sudiste en 1971 et obtient le grade d'adjudant. 1972 : il participe aux négociations de paix avec Khartoum et est intégré ddans l'armée régulière soudanaise. 1974 : retour aux Etats-Unis pour une formation militaire. 1976 : il regagne Khartoum puis repart un an plus tard aux USA pour préparer un doctorat. 1981 : il occupe plusieurs fonctions militaires et civiles à Khartoum. 1983 : Djaffar Numeiry le charge de mater une rébellion dans le Sud du Soudan. Il rejoint la guérilla dont il ne tardera pas à être le chef. 1986 et 1989 : il refuse de discuter avec les représentants du pouvoir central de Khartoum, soutenu par les islamistes. 2000 : début des contacts et médiation américaine en vue de négocier la paix. 2002 : séjour de Garang à Washington où il rencontre Colin Powell et Paul Wolfowitz. Rencontre en Ouganda avec le général Omar Bachir, chef de l'Etat soudanais. Signature d'un cessez-le-feu. 2003 : Garang se déclare prêt à partager le pouvoir avec El Bachir.