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« L'Algérie gagnerait beaucoup en prestige en adhérant au principe d'une charte universelle du bien commun » François Houtart. Professeur en sociologie des religions à l'université catholique de Louvain (Belgique)
Interrogé en marge du colloque sur « La crise du système financier international et ses effets sociaux » organisé dimanche dernier à l'ISGP par le Conseil national de la planification, François Houtart, professeur émérite en sociologie des religions à l'université catholique de Louvain (Belgique), également prêtre du diocèse de Bruxelles, membre fondateur de l'organisation altermondialiste, du Forum social international et du centre tricontinental, chargé de promouvoir la pensée des pays du Sud dans les contrées du Nord, a bien voulu répondre, avec toute la simplicité et la gentillesse qui caractérisent les hommes de grande culture, aux questions relatives au modèle néolibéral destructeur de la nature, aux ripostes possibles face aux dérèglements climatiques, aux changements à apporter à la conduite de l'économie mondiale sans affecter la croissance, à son idée de « Charte universelle du bien commun » et au rôle que pourrait jouer efficacement l'Algérie pour la promouvoir. François Houtart est l'auteur de plusieurs ouvrages et contributions intellectuelles, parmi lesquels son dernier livre L'Agro-énergie - solution pour le climat ou sortie de crise pour le capital, considéré comme une référence par les altermondialistes. Après des années de tergiversations sur l'évidence d'un réchauffement climatique aux conséquences incalculables sur notre planète, on constate qu'il y a aujourd'hui une réelle prise de conscience du péril avec, à la clé, le lancement d'un important train de mesures de sauvegarde de l'environnement par pratiquement tous les pays occidentaux, les USA en tête. N'est-ce pas votre sentiment ? Bien qu'arrivée tardivement, on ne peut pas nier qu'il y a aujourd'hui une prise de conscience qui heureusement s'accélère. Là, cette conscience des périls dus au réchauffement climatique est venue tard parce qu'elle est définie dans les pays du Nord qui se sentaient peut-être moins concernés par les dégâts environnementaux et, sans doute aussi en raison de leur crainte de devoir admettre la nécessité de modifier leur modèle de croissance, en grande partie responsable des dégâts causés à la nature. En réalité, on ne faisait pas cas des destructions causées à la nature car elles n'étaient comptabilisées nulle part dans les comptes des entreprises, jusqu'au moment où ces destructions ont commencé à affecter leurs taux de profit et leurs possibilités d'accumulation de capital. Il y a eu à ce moment-là comme un tournant dans la manière de présenter les choses. Mais une telle prise de conscience est de nature à remettre en cause un certain nombre de problématiques mais aussi de responsables de l'économie mondiale. C'est tout cela qui a contribué à freiner la prise de conscience. La crise économique internationale est-elle pour quelque chose dans cette prise de conscience magnifiquement traduite par le discours de Barack Obama, qui rallie la plus grande nation polluante à cette prise de conscience désormais mondiale ? Oui je le pense et, pour preuve, lors du Forum social mondial auquel j'ai participé il y a à peine trois semaines, j'ai remarqué la différence des préoccupations, franchement plus attachées à la sauvegarde de la planète, que celles affichées lors du forum précédent. Il est tout à fait indéniable que la crise financière internationale ait accéléré la prise de conscience. Cela ne fait aucun doute. Mais au regard de l'ampleur des dégâts causés à la nature, cette prise de conscience ne vous paraît-elle pas trop tardive ? Il est effectivement vrai que si on en est beaucoup plus conscients aujourd'hui que par le passé, il n'en demeure pas moins qu'on est encore peu conscients de la gravité de la situation qui se détériore beaucoup plus rapidement qu'on le pense. Aujourd'hui, toute la difficulté consiste à traduire cette prise de conscience par des mesures concrètes de sauvegarde. Je constate par exemple qu'aux USA, pays le plus pollueur de la planète, on ne brille toujours pas par l'application de mesures fortes à même de servir d'exemple aux autres pays. Les mesures les plus simples d'économie d'énergie, de matériaux de construction et autres matières premières pouvant contribuer ne serait-ce qu'à freiner le phénomène du réchauffement n'ont toujours pas été mises en œuvre. L'hésitation des pays occidentaux à prendre à bras-le-corps les problèmes environnementaux n'est-elle pas due à la crainte de remettre en cause le modèle d'industrialisation qu'ils ont mis plusieurs siècles à construire et la hantise de perdre ce modèle qui leur assurait la croissance sur laquelle repose leur puissance économique ? C'est là toute la question. Mais une chose est tout à fait certaine, c'est qu'il y a urgence. Si le modèle destructeur de la nature a mis deux siècles pour se construire, on ne peut se permettre autant de temps pour construire ce modèle nouveau susceptible de réparer les dégâts déjà causés à notre planète du fait du modèle de croissance néolibéral. L'inquiétude est d'autant plus grande qu'on observe aujourd'hui que de grandes puissances émergentes comme la Chine et l'Inde ont adopté ce modèle de croissance. De ce fait, les pays émergents émettent eux aussi de grandes quantités de carbone. Mais êtes-vous vraiment sûr qu'on puisse faire, dans les conditions actuelles d'organisation de l'industrie mondiale, de la protection de l'environnement et de la croissance économique ? On sera bien obligés car on n'a pas le choix ! A travers ce que pensent les savants et les spécialistes du climat, il s'avère que nous n'avons plus beaucoup de temps pour arriver à l'irréparable. Certains parlent de dizaines d'années, mais d'autres, plus nombreux, parlent d'à peine quinze années pour renverser la vapeur. Sinon ce sera tout simplement irréversible, la planète étant entrée dans une situation qu'on ne peut plus maîtriser. On a donc très peu de choix. Il faut à tout prix rompre avec le modèle qui consiste à faire de la croissance en détruisant des forêts entières ou à planter en se servant des « quotas de CO2 » comme c'est le cas au Brésil des forêts d'eucalyptus qui, au lieu de résorber le carbone et produire de l'oxygène, sont consumées pour produire du charbon industriel fortement émetteur de CO2. La solution passerait donc par l'adoption d'un nouveau modèle économique qui tienne suffisamment compte de la donne écologique. Mais êtes-vous bien sûr que ce modèle soit en mesure de générer de la croissance ? Le modèle auquel je fais référence ne prône pas du tout la décroissance, mais vise une croissance beaucoup plus qualitative que quantitative. Une croissance qui ne cesse de détruire la planète. S'il faut rapidement commencer à changer les choses, selon vous, par quoi faudrait-il commencer ? L'idéal serait de commencer par tout à la fois, mais on ne peut malheureusement pas le faire car il y a des actions qui dépendent de facteurs difficilement maîtrisables. Il y a à titre d'exemple les facteurs de niveau de conscience, de visibilité, de coûts, etc. Il faut, je pense, commencer par se demander quels sont les points faibles du système sur lesquels on peut rapidement agir parce qu'on est arrivés à un certain consensus. La lutte contre les phénomènes de destruction de la nature est, à mon sens, celle qui fait aujourd'hui le plus consensus. Les acteurs économiques accepteront donc plus facilement les limites qui leur seront faites dans le cadre de la lutte contre le réchauffement de la planète, la réduction des gaz à effet de serre. Les « Etats régulateurs » ont, bien entendu, une grande part de responsabilité dans la conduite des changements, mais comme ces derniers ont bien souvent des répercussions mondiales, le concours d'institutions supra-étatiques comme la Commission européenne, la FAO et autres est, dans certains cas, indispensable. Il faudrait, pour ce faire, veiller à la conclusion d'accords internationaux permettant la coopération entre les Etats et les associations transnationales concernées par la protection de la nature. Lors de votre conférence, vous avez évoqué la nécessité d'une déclaration universelle du type de celle des droits de l'homme, mais consacrée à la protection des biens communs. Ce serait un signal fort susceptible d'impliquer l'humanité entière dans la protection des biens vitaux de la planète. Peut-on en savoir plus sur cette proposition pour le moins originale que l'on vous attribue ? Il faut arriver à le faire, même si ce genre déclaration met du temps à être appliquée. Souvenez-vous que la déclaration universelle des droits de l'homme a mis plusieurs années avant de trouver application et de constituer l'un des acquis les plus précieux pour l'humanité. Je pense que la promotion de cette idée, qui prendrait concrètement la forme d'une « Charte du bien commun de l'humanité », serait de nature à donner un signal fort consistant à faire de la protection de la nature un acte citoyen. Cette déclaration universelle visera précisément à élever au rang de principe la protection de tous les éléments qui constituent les bases de la vie humaine. En ciblant des objectifs clairs de préservation des ressources naturelles et de protection de la nature, cette charte universelle peut avoir beaucoup de conséquences pratiques sur la manière d'utiliser les ressources naturelles et de les contrôler. On peut prendre, à titre d'exemples, l'eau, les forêts, les semences qui doivent impérativement échapper à la logique du marché car il s'agit là d'éléments de survie qui ne doivent pas être considérés comme des valeurs d'échange mais comme des valeurs d'usage destinées aux besoins vitaux des populations. Pour que cette idée de « Charte du bien commun » puisse aboutir, il faudrait qu'elle soit défendue par des nations qui y croient et qui exercent une certaine influence au sein des Nations unies… C'est vrai. Beaucoup de pays influents la défendront parce qu'ils y croient et, en ce qui me concerne, je demeure convaincu que l'Algérie a eu dans un passé relativement récent un rôle de premier plan dans le concert des nations en tant que représentant des pays non alignés et s'est également distinguée par sa contribution à l'élaboration de la Charte d'Alger qui a posé les fondements du tribunal permanent des droits des peuples, pour ne citer que ces événements d'envergure mondiale. L'Algérie fait également partie de l'OPEP. Ce n'est donc pas un pays insignifiant. Et à ce titre, on pourrait attendre que l'Algérie, en concertation avec les pays non- alignés et ceux de l'OPEP, prenne des positions différentes de celles qui sont dominantes aujourd'hui, aidant ainsi la situation à évoluer pas à pas vers d'autres principes d'organisation générale de l'économie. Elle gagnerait beaucoup de prestige à être l'un des premiers pays à adhérer à cette « Charte universelle du bien commun », rendue nécessaire par l'ampleur des dégradations causées à la planète par un modèle économique en quête permanente d'accumulation et de profits.