Fini tout cela : la drogue douce, le LSD, le mode psychédélique, le flower-power et l'encens, peace and love… Aujourd'hui, les néo-punks sont rares. Haigh Ashbury ressemble à un quartier rangé, tranquille, prospère. Restaurants chics, cafés Internet, boutiques de luxe. La logique capitaliste a repris le territoire. Une brise tiède souffle du Pacifique. Voici un autre lieu au passé sulfureux : North Beach, quartier général de la Beat Generation il y a quelques décennies, on est ou on n'est pas. North Beach n'est plus. Le mot «beat» a perdu toute contenance à présent, que le gouvernement de Washington veuille nous excuser, mais certains endroits de North Beach, comme Washington square, ne sont pas beaux à voir. Là, ce sont des bandes de SDF qui ont pris l'avantage d'un jardin sous forme de charrettes remplies de leurs misérables possessions. L'endroit est clochardisé à l'extrême. Bush peut revendiquer s'il veut la prospérité pour tous, la fin du chômage, la retraite heureuse : rien n'est moins sûr à voir cette foule de gens sans abris et sans protection. North Beach est, par ailleurs, une halte ultra-bohème. Pour échapper à l'agitation de la Broadway Avenue (les tractations tonitruantes de Chinatown, c'est juste à côté), on pousse la porte de la City Light Bookstore et on se retrouve dans un havre de silence et de paix. La librairie est célèbre depuis le temps des poètes beats (Kérouac, Cinaberg, Ferlinguetti). Un écriteau accroche le regard dès l'entrée : Take a seat, read a book. On peut en effet s'asseoir sur des petits bancs et lire ce qu'on veut sans être gêné par le bavardage tranquille des autres clients qui sont sans doute là pour lire aussi, et pas forcément pour acheter. Les multiples rayons de la City Light Bookstore dévoilent récits, essais et romans d'auteurs maghrébins et égyptiens : Rachid Boudjedra, Kateb Yacine, Assia Djebar, Bonallah Ibrahim (lequel a débarqué ici récemment comme professeur-associé à Berkeley et qui va bientôt publier un récit de son séjour californien). Un peu plus bas que ce quartier bohème de North Beach est venu se greffer le Financial District de San Francisco. L'observateur le plus neutre ne peut être qu'ébloui devant ces hautes tours, sanctuaires de l'argent, où les multinationales dégustent chaque instant leurs profits mirobolants. Le fait est que tous les types de buildings se rencontrent ici. Et toutes les marques de limousines impériales sont rangées sur le bas-côté. Tout cela à quelques blocs de Washington Square. La logique territoriale de San Francisco est faite de collines, entre ciel et terre, au nombre de 42. Pas besoin de carte-postale pour voir que ces hauteurs feraient pâlir de jalousie la plupart des villes du monde. La seule baie de San Francisco peut être comparée (à égalité) avec celle d'Alger. Sinon, Russian Hill, Nob Hill, Pacific Hight, le Présidio forment un décor architectural impressionnant, murées dans leur blancheurs et cachées pudiquement derrière leurs arbres et leurs frondaisons de fleurs. En débarquant à San Farncisco à la mi-avril pour couvrir le festival du film, c'est aussi dans un complexe culturel somptueux, dans le quartier de Japantown, que je me suis retrouvé. Un lieu imposant comme un navire à l'ancre. Avec ses colonnes de marbre, ses escalators rutilants, ses immenses baies vitrées, c'est le Kabuki qui possède 8 grandes salles de projection. Dès le matin, les files s'allongent sur le trottoir pour récupérer les places réservées sur Internet. Au milieu de cette foule cinéphile, trônent souvent de superbes créatures (au féminin) qui, sous le soleil de Californie, semblent glisser hors de leur coquille… Un sex-appeal brûlant souffle dans les parages. Une scène pareille devant un cinéma d'Alger serait une menace pour la sécurité publique ! Dans le hall du Kabuki, il y a un comptoir sous les néons croulant sous des tonnes de pop-corn. Dans les salles obscures, les Américains sacralisent leurs cornets de pop-corn. Ils y vont tous avec un sacré appétit. Et quand le cornet est vide, ils repartent pour un supplément. Mieux vaut ça que les gamins qui font éclater des bulles de chewing-gum quand l'écran s'allume. Grand souk d'images et de pop-corn, le Kabuki n'existait sûrement pas encore il y a de cela quelques décennies quand Hitchcock est venu à San Francisco en 1963 tourner Bertigo Sueurs froides : Kim Novak se jetant à l'eau sous le Golden Gate Bridge. Et bien avant lui, au Débarcadéro, le port de San Francisco, lorsque Orson Walles dirigeait sa femme, une splendide actrice rousse à la démarche ondulante : Rita Hayworth dans The Lady of Shanghai (La dame de Shangai, 1948). Une fois au moins, il faudra prendre le ferry d'Alcatras pour aller voir ce que le bagne est devenu, là où Don Spiegel a tourné en 1979 une fiction où il était question d'une évasion spectaculaire. San Francisco baigne dans le roman et le cinéma. L'affiche de Samuel Dashiell Hammett est collée à la façade d'un immeuble d'aspect fort modeste, tout près d'Union Square. Auteur de polars jonchés de cadavres, c'est Hammett qui a écrit Le Faucon maltais et que John Huston a filmé aussi pour l'écran. Chaque année, le festival de San Francisco ressort ces classiques. Les spectateurs dans le noir palpent leur petit trésor de pop-corn, tandis que sur l'écran passe le souffle des chefs d'œuvres rehaussés par la patine du temps.