Il fallait, dès lors, remettre le cours de l'histoire sur les rails en s'insérant dans la trajectoire tracée par les pays libres et industrialisés. A leurs yeux, la volonté, sinon le volontarisme, pouvait suppléer aux vicissitudes historiques et rattraper le retard accumulé par rapport aux pays développés. Et cette volonté pouvait prendre un raccourci et s'armer du seul moyen véritablement performant et efficace : le modernisme économique et matériel, lequel modernisme est à puiser dans des modèles de développement et des paquets technologiques prêts à l'emploi. Le maître d'œuvre de ce programme est l'Etat-nation, héritier de l'Etat colonial. C'est lui qui définit le contenu et les contours de la modernité à mettre en œuvre, s'instituant acteur unique à même de mener à bien ce projet, écartant les autres forces sociales jugées dangereuses, incapables ou immatures pour relever un tel défi. Ce faisant, il opte d'emblée pour ce qu'il considère être la voie royale : la modernisation techno-économique, et s'efforce de tenir à distance la substance immatérielle de la modernisation jugée nocive car «pouvant semer le doute et la critique»(1). Aussi, il exclut les masses, plus particulièrement les groupes sociaux à même de proposer d'autres définitions et pratiques possibles de la modernité ; celle-ci est l'affaire des techno-bureaucrates et des idéologues de l'Etat ! En effet, entre la société et le projet de modernisation s'interpose l'Etat ; c'est lui seul qui décide de ce qu'il convient d'injecter comme nouvelles normes acceptables et conformes à sa philosophie politique. Une société amorphe à redresser Toute société issue de la décolonisation se caractérise assez souvent par une perte de ses repères. Elle est, en tout cas, désorientée ; «elle ne sait ni ce qu'elle est, ni ce qu'elle veut, ni par où commencer à devenir»(2). Il en était ainsi de la société algérienne qui, émergeant en 1962 d'une longue domination coloniale qui a gravement ébranlé ses assises économiques et socioculturelles anciennes, se trouve devant une sorte de vide sociétal. Ce vide est à la base du besoin social d'une structure de commandement à même de donner un semblant de cohésion à la société et autant que possible un point de ralliement politique et symbolique. Dans ce contexte, seul l'Etat-nation, en tant que catégorie politique, administrative et militaire héritée de la colonisation est en mesure de prendre le relais. C'est ainsi qu'il s'impose de fait comme instance légitime de pouvoir, d'autant qu'il est d'emblée pris d'assaut par les chefs de guerre dits «résistants» et/ou «révolutionnaires». Face à une société désarticulée, affaiblie et souvent incapable d'opérer des choix collectifs, l'Etat-nation a toute la latitude pour se substituer complètement aux relais traditionnels de cette société et lui imposer ses propres options politico-idéologiques. Il lui impose, en particulier, sa propre vision de la modernité et prétend réussir là où le système colonial a échoué(3). Le nationalisme anticolonial, incarné désormais par l'Etat-nation, reprend à son compte, sous le slogan de développement national indépendant, le vieux projet colonial de civilisation des peuples restés en dehors de l'évolution du monde. Ce faisant, il entreprend de détruire ce qui reste des structures socioéconomiques traditionnelles, considérées comme «souillées» par le colonialisme et donc antinomiques avec le nouveau projet. La résistance au changement n'a plus de raison d'être, il faut appliquer, selon lui, de façon plus intensive la théorie de l'évolution accélérée de l'histoire telle qu'elle s'est faite en Occident depuis la «révolution industrielle». Les énergies canalisées dans la résistance anticoloniale doivent être mobilisées cette fois-ci dans le sens de la transformation préconisée par l'Etat-nation. Ce changement est supposé avoir d'autres vertus, autrement plus positives, dès lors qu'il n'est plus suscité par une puissance extérieure. Ainsi, il n'est plus porteur d'une modernité imposée, mais d'une autre voulue et désirée ; à la limite on cherche à «faire succéder une aliénation acceptée à une aliénation imposée»(4). Le nouvel Etat, auréolé de sa victoire politique contre le système colonial, aspire à une nouvelle ambition, celle de filtrer les éléments de la modernité à mettre en œuvre et de distinguer en quelque sorte le bon grain de l'ivraie. Il se substitue, pour ce faire, à l'ensemble de la société(5). Une telle ambition implique une grande concentration des pouvoirs, de grands moyens politico-idéologiques et matériels et la mise sous le boisseau des aspirations particulières de la société, susceptibles de contredire la volonté étatique. Comme au temps de la mobilisation anti-coloniale, toutes les forces sociales doivent s'aligner derrière la même structure de commandement. Les différentes composantes de la nation, parfois contradictoires et souvent hétérogènes (aux plans socioéconomiques, ethniques, culturels…) sont déclarées irrecevables et doivent se diluer dans le cadre normatif défini par l'Etat-nation. Dans cette perspective, l'Etat algérien s'est préoccupé, dès l'indépendance, de recruter une armée de fonctionnaires destinée à réaliser les options arrêtées(6). L'argument souvent avancé, non dénué d'une certaine pertinence, est que le système colonial a dans une large mesure bloqué les structures socioéconomiques nationales et empêché l'avènement d'une modernisation intégrale. Le système colonial n'a pas mené à terme la révolution qu'il a prétendu mettre en œuvre(7). Cette révolution engagée mais avortée, l'Etat-national s'engage à la remettre sur les rails de l'histoire. Partant du constat que la modernisation coloniale fut sélective et même discriminatoire, il entreprend de la généraliser à l'ensemble de la société mais en prenant soin d'en redéfinir les contours. La politique arrêtée était d'enclencher un bouleversement infrastructurel de la société, à partir duquel devait s'opérer de façon quasi mécanique une transformation socioculturelle. Selon une opinion en vogue dans les années 1960 dans les pays nouvellement indépendants, le changement infrastructurel conditionnait le changement superstructurel(8). C'est la raison pour laquelle l'effort de l'Etat porte essentiellement sur les volets matériels et techniques, le débat sur le contenu culturel et philosophique de la modernité n'étant pas de mise. L'éventuelle convergence ou synthèse entre certains éléments de la tradition et de la modernité est évacuée sans autre forme de procès. A vrai dire, cette option, qui s'apparente à une fuite en avant, peut s'expliquer par l'héritage colonial. D'avoir mis en œuvre une dynamique de modernisation au profit exclusif des colons et de la population d'origine européenne, le système colonial a suscité une grande frustration moderniste dans les milieux nationalistes. En effet, il n'a guère mis en pratique ses prétentions civilisatrices proclamées à ses débuts(9). Il a bien été à l'origine de quelques changements, mais n'a pas voulu ou pu pousser plus loin ses prétentions jusqu'à «bouleverser les sociétés maghrébines (de façon) à les rendre conformes au modèle du colonisateur. La rupture demeure incomplète, les sociétés maghrébines au moment des indépendances demeurent grosses du passé colonial (…). Dans les régions qui sont affectées, elle n'a pas été menée à son terme ultime»(10). Il s'agit là du fameux processus capitaliste de dissolution-conservation décrit par les anthropologues dans les sociétés dites en transition, processus qui détruit ou désarticule les bases socioéconomiques et socioculturelles traditionnelles sans leur substituer pleinement celles du capitalisme. Dans cette situation, la société est comme déboussolée ; elle est alors tentée par deux issues qu'elle croit être deux alternatives possibles à son vécu désordonné : le repli sur soi (traditionnalisation) ou la modernisation forcenée (le mimétisme), deux facettes d'une même attitude de négation du réel social. Du Traditionnalisme au mimétisme Durant la période coloniale, face à une modernisation exogène, agressive et triomphante, la société algérienne s'est accrochée à la tradition ; au lieu de s'adapter à une situation inédite dans son histoire, elle a plutôt développé des réflexes de conservation. «Aux règles de l'ordre ancien, y compris les plus anachroniques, les agressés s'agrippent, se tiennent, se maintiennent désespérément, c'est-à-dire sans composition, leur vouent un attachement inconditionnel. Parce qu'ils ne maîtrisent pas la situation actuelle, ils se crispent sur les attitudes anciennes ; à tort ou à raison ils voient un risque de mort dans leur abandon : plus rien ne bouge pour que quelque chose subsiste !»(11) Problème bien connu de la socio-anthropologie, l'irruption de la modernité coloniale pousse à la défensive la société dominée. Convaincus de leur supériorité, les conquérants méprisent les cultures et les organisations sociales «indigènes» et ne cherchent pas à favoriser d'éventuelles synthèses civilisationnelles. En réaction, la société agressée refuse le changement. En fin de compte, la greffe moderniste ne prend au mieux que dans quelques espaces enclavés (secteur agricole ou industriel colonial…) ou milieux «compradorisés» (élite intellectuelle, entrepreneurs indigènes…). A l'indépendance, le souci de l'Etat-nation est d'unifier la société et d'homogénéiser ses structures socioéconomiques en s'inspirant du secteur ex-colonial – dans son jargon idéologique, il s'en détache ostensiblement – dont il reprend les options modernisatrices. Selon le discours officiel, il n'y a plus de raison d'être du repli sur soi dès lors que le nouvel Etat se porte garant de l'authenticité nationale et les valeurs morales, culturelles de la société sont désormais protégées. La société doit se soumettre à la volonté de l'Etat qui est décrétée émanation du peuple, en vertu de la supposée participation de ses dirigeants à la lutte anticoloniale. Elle peut, dès lors, confier ses desiderata aux institutions étatiques créées à cette fin : ministères, assemblées (nationale et locales), sociétés nationales, offices… L'intégrité territoriale et culturelle ainsi retrouvée, il devient possible non seulement de «domestiquer» l'héritage colonial mais aussi d'accélérer le mouvement de l'histoire jusqu'à damer le pion à l'ex-puissance coloniale. La société est alors invitée, au besoin par la contrainte, à adhérer sans réserve à la politique de l'Etat. Elle n'a plus de raison de rechigner, encore moins à résister à l'action modernisatrice de l'Etat dès lors que celle-ci s'inscrit dans un cadre national souverain. Dans ce cadre, le nationalisme, qui s'était jusque-là servi de la tradition pour s'opposer à la modernité imposée, se transforme en idéologie de combat contre cette même tradition accusée d'être devenue une force réactionnaire opposée au progrès. Obnubilé par la nécessité d'une nation homogène, sous la houlette d'un Etat centralisé, il déclare la guerre aux particularités sociologiques et culturelles et aux manifestations politico-idéologiques jugées «déviantes». Les «nationalités», c'est dire les différents segments socioculturels qui constituent l'armature de la société réelle, sont condamnées à être broyées dans le moule constitutionnel défini par les idéologues de l'Etat-nation(12). Celui-ci prend prétexte pour s'imposer en tant qu'unique structure de commandement, de la nécessité historique de restaurer un prétendu Etat ancien évincé par l'Etat colonial et surtout l'impératif de reconstruction de la nation. Il se présente ainsi comme le rédempteur d'une histoire nationale détournée et corrompue par la colonisation et, par conséquent, le seul maître d'œuvre des actions à entreprendre(13). Investi d'une telle mission, il s'arroge, au-delà de l'Etat wébérien, le droit d'utiliser la contrainte et la violence pour faire passer les programmes arrêtés par ses «experts» et réprimer les résistances de la société. L'Etat-nation prétend, pourtant, mobiliser par l'adhésion la majorité des forces sociales pour la réussite de son programme de modernisation, mais il apparaît, au fil du temps, un hiatus entre ses objectifs et ceux de la société. Tandis que l'un (l'Etat) cherche à s'imposer en tant que «guide éclairé» dans la voie de la modernisation et en tirer une certaine légitimité, l'autre (la société) tout en captant le maximum des subsides de l'Etat scrute d'autres horizons comme pour s'assurer une échappatoire à l'emprise totale du «guide». Mais ce guide «sait qu'il a affaire à une masse inorganisée, crédule et malléable, que la société est faiblement structurée, que l'intérêt agglutine autour du pouvoir un grouillement d'appétits»(14). D'où la croyance que l'Etat est le point de mire, voire le reflet de la société, en conformité avec l'idée qui veut qu'«un peuple n'a, au regard de l'histoire, que le pouvoir qu'elle mérite»(15). Mais à vouloir tout régenter, il finit par engendrer une bureaucratie tentaculaire qui, loin de veiller à la réalisation du projet étatique, s'acharne à défendre ses propres privilèges au détriment de l'Etat lui-même(16). A force de tenir à distance la société, l'Etat-nation s'use et son projet de modernisation s'affaiblit dangereusement. D'où les velléités de réforme enclenchées à la fin des années 1980, qui ont fait apparaître les premières brèches dans le monopole étatique et inauguré l'entrée en scène de nouvelles forces sociales. «Gouverner, c'est faire croire», disait Napoléon. Or, le discours et la pratique de l'Etat- nation perdent de plus en plus de leur force de séduction et des pans entiers de la société tendent à s'en émanciper. Dès lors la modernité, tout comme la démocratie, qui lui est consubstantielle, n'est plus l'apanage exclusif de l'Etat-nation. Même si la rupture n'est pas consommée entre l'Etat et la société, on assiste à des velléités d'autonomisation de cette dernière. Ce qui se traduit, au moins de façon tendancielle, par l'émergence de l'individu (du sujet) et de l'esprit libre (contraire à l'esprit doctrinaire) qui sont des principes fondateurs de la modernité, et ce, malgré la montée en puissance du fanatisme religieux (après l'idéologie nationaliste) qui aspire à régenter les masses au nom d'une conception supérieure de l'Etat et de la nation, voire d'une vérité totale. Conclusion Prise entre deux idéologies étriquées, nationalisme et islamisme, la modernité algérienne est au milieu du gué, tout autant que son vecteur institutionnel, l'Etat. Or, comme le dit Alain Touraine : «La modernité est réfractaire à toutes les formes de totalité, et c'est le dialogue entre la raison et le sujet (…) qui maintient ouvert le chemin de la liberté.»(17) Notes de renvoi: 1) Cf A Larif Béatrix : L'état tutélaire, système politique et espace éthique, in M. Camau : Tunisie au présent, une modernité au-dessus de tout soupçon, édition du CNRS 1987. 2) M. Hussein : Versant sud de la démocratie, La Découverte 1990, p 30. 3) Cf, H. Béji : Le désenchantement national, F. Maespéro 1982. 4) Cf M. Mammeri : Aventures et avatars de la modernité ; tradition et modernité dans la société berbère, édition Awal, Paris 1988. 5) Cf M. Camau : Tunisie au présent, une modernité au dessus de tout soupçon, édition de CNRS 1987. 6) De 30 000 en 1955, le nombre d'agents de l'Etat est passé à 30 000 en 1963, selon T. Chentouf in cultures, technique et société en Algérie, revue Tiers-Monde n°83, juillet-septembre 1980. 7) Ibid. 8) Le concept de révolutioin industrielle avait, chez les dirigeants, une acception étriquée. Ce concept est généralement compris comme une rupture brutale dans les pays industrialisés, rupture qui aurait permis à ces pays de passer du jour au lendemain de l'ère agraire et féodale à l'âge industriel. Et dans cette rupture, la modernisation économique et technique est considérée comme le vecteur essentiel sinon unique. 9) La chronique militaire du début de la colonisation en Algérie fait état des nobles intentions des premiers conquérants de faire de cette contrée un pays moderne, à l'image de la France métropolitaine. L'ultime avatar de ce discours fut le Plan de Constantine proclamé en 1958 par le général De Gaulle. 10 Cf T. Chentouf op cit p. 586. 11) Cf. M. Mammeri op. cit p. 10. 12) Cf. R. Galissot : Les Nouveaux Etats, essai de typologie in C. Coquery – Vidrovitch et A. Forest Décolonisation et nouvelles dépendances, Presse universitaires de Lille, 1986. 13) Cf A. Touraine : Production de la société, édition du Seuil, 1973. 14) Cf Hichem Djaït : La personnalité et le devoir arabo-islamique, Seuil 1974. P. 271. 15) Ibid p. 235. 16) Obnubilée par le souci de son maintien aux commandes de l'Etat et peu soucieuse de rentabilité (ou plutôt incapable d'accumulation productive), la bureaucratie s'abîme dans une frénésie prédatrice (économique et politique) qui fragilise l'Etat. 17) A. Touraine : La critique de la modernité, édition Fayard, 1992.