découverte au début du siècle, presque à la mort de l'aède, la poésie de Mhand u Mhand a donné lieu à de rares lectures et encore de plus rares études dignes d'intérêt. Mais il y a un événement marquant quant à la réception de cette poésie : la lecture méthodique proposée par Mouloud Mammeri. Dès lors, il est impossible de se livrer à un quelconque travail sur cette poésie sans passer par le maillage proposé par l'éminent anthropologue, et ce à partir de la publication des Isefra de Si Mhand. « Taluft » : du lamento d'un siècle au cri de colère d'une éternité Œuvre de sagacité Mouloud Mammeri a fait preuve d'une grande sagacité et d'un esprit de pertinence qui révèle en lui le fin poète caché. C'est, du reste, ce qu'il explique avec beaucoup de savoir-faire dans l'introduction remarquable aux Isefra, publiée dans l'ouvrage cité ci-dessus. Mouloud Mammeri, bien au fait des dynamiques culturelles de l'imaginaire amazigho-musulman, n'a pas manqué d'être attentif à cette espèce de « parousie » qui, longtemps, a marqué singulièrement la culture populaire au Maghreb, avec soit cette vague idée de retour du « maître de l'heure », soit cette menace lancinante de la fin du monde annoncée pour le XIVe siècle (taluft nezzman ou « lqarn arbaâtach »), celui-là même que Si Mhand voit se profiler à la fin de ses jours surtout quand les prémices de guerre mondiale se précisent et que les campagnes kabyles se vident de leur main-d'œuvre expatriée et forcée à l'exil. Mammeri met alors à jour un mot clé - une vedette ou pattern - qui va permettre de rendre lisible et cohérente une poésie qui a procédé par jaillissements et qui a, de ce fait et sans aucun doute, scellé en ses secrets et en ses arcanes bien des leçons si nécessaires aux êtres et surtout aux êtres désemparés par un monde devenu incompréhensible parce que injuste. Mais, là où Mouloud Mammeri a fait œuvre colossale et novatrice, c'est quand il a pu mettre au jour pas moins de 296 « isefra » et qu'il a surtout classés, interprétés et rendu lisibles. Grâce à ce travail, Si Mhand s'avère non seulement un grand poète mais aussi un être vivant qui veille en chaque digne Algérien avec cette profondeur du temps, cette immortalité qui marie les segments culturels, les traditionnels avec ceux modernes d'une existence tourmentée. Mais il ne s'agit point de cette espèce de schizophrénie qui se développera avec l'indépendance du pays. Il s'agit plutôt d'une subtile conjugaison de savoir-vivre avec la tradition humaniste et digne qui n'a pas à être sacrifiée à une modernité qui l'abreuve et la réactualise en ses segments les plus progressistes. Cette dynamique subtile entre l'expression de cette poésie ancienne et les exigences d'une réalité toujours mouvante et changeante, voire même affligeante, fait que le mode de vie et le temps de présence qu'inspire la poésie de Mhand u Mhand nous mettent en présence d'un clerc de formation ancienne et même religieuse, donc quelque peu conformiste, mais un clerc qui s'est ensauvagé, qui a rompu les amarres avec son clan et avec sa tribu un peu à la manière des anciens poètes brigands et qui a préservé sa liberté de parole, sa verve poétique, son langage cru et direct, sa langue aussi bien archaïque que moderne, son style si varié et si riche, sa si fine rhétorique qui lui permet de s'adresser avec la même passion et avec la même fougue à ses compatriotes en tout temps et en tous lieux. Taluft, du temps d'épreuves au temps de vérité Les épreuves dont aura à parler Mhand u Mhand sont celles que n'importe quel être humain est à même de subir, mais peut-être pas toujours à surmonter. Il y a bien entendu celles relatives aux fréquentations humaines, les amicales comme les amoureuses ; il y a celle ayant trait aux rapports au sacré et au monde divin ou magique avec ses rituels, ses fêtes, ses rendez-vous, ses obligations ; il y a aussi celles subséquentes aux relations aux différentes valeurs structurantes de la société, de la communauté, du clan, de la fratrie, de la famille, des parents et surtout celles liées à l'angoisse des lendemains sans progéniture, sans espoir ni de survivre ni de durer pour prétendre à cette immortalité que tout poète aspire au plus profond de lui-même à arracher au destin perfide (« taluft nezzman »). Ce que Mouloud Mammeri a su si bien mettre en évidence à travers la fine poésie de Mhand u Mhand, c'est cet étrange syndrome de l'éphémérité qui relativise tout et qui nourrit une profonde angoisse. Quand il fait dire au poète maudit : « En ce pays, la vérité est morte, l'on adore la ruse, le sage manque devenir dément... Le lion pris dans les rets subit la morsure des chiens », (Is. 48, p.169), on ne peut s'empêcher de se demander si le poète ne dit pas haut ce que l'anthropologue pense et vit. Pourtant que d'épreuves autorisent à confondre les destins et du barde populaire et du savant. Cela devient encore plus évident quand Mammeri s'exprime par la bouche de Mhand : « Ainsi l'ai-je trouvé dans les livres, que tu le veuilles ou pas, ce siècle est celui du mensonge » (Is.20, p.137). Mouloud Mammeri : Les Isefra de Si Mhand u Mhand, édition Maspéro, Paris, 1968