Ce summum de l'art poétique est quasiment génial. Il est l'inspiration toute fraîche d'un jeune homme, dont la vie fut aussi brève qu'intense. Mort à 26 ans, avant l'avènement de l'Islam, Tarafa Ibn El Abd nous aura laissé en gage d'incitation à l'excellence jamais atteinte depuis le texte le plus beau, le plus saisissant et sans doute le plus sincère que la poésie arabe n'aura jamais plus donné au monde. Unique texte à partir duquel on aurait pu beaucoup apprendre sur la psychologie et sur l'attitude de l'être arabe face à l'univers, face au monde et face au sentiment grégaire du besoin d'inscrire son temps et son lieu de présence. Les premiers juges de la métrique et de la poésie arabes ne s'étaient pas trompés à Souk Oqadh. D'instinct, ils consacrèrent ce si jeune poète comme l'un de leurs plus talentueux aèdes, et sans doute le plus prestigieux si quelques commentateurs tardifs, qui plus est en mal de chagrin d'amour, ne s'étaient un jour avisés pour des raisons peut-être toutes personnelles de faire de la moallaqa d'Imrou Lqaïs le plus beau texte de la poésie arabe, et ce, à partir peut-être d'un statut social (Imrou Lqaïs était un prétendant au trône après l'assassinat de son père. Tarafa, lui, était un jeune nomade du désert, déshérité mais libre et autonome). Tarafa semble avoir bien saisi les règles canoniques de la poésie arabe de son temps. Il souscrit certes au code préétabli de la construction de la qasida (langue arabe obligatoirement archaïque et épurée, rhétorique basée sur la description des vestiges du campement, sur le souvenir heureux ou douloureux de l'être aimé, sur la description de la monture – jument ou chamelle -, sur la description de la nature, sur la description de l'état d'âme, sur les divagations de la pensée, sur la noble sagesse et enfin sur les recommandations morales, etc.). Son si jeune âge ne manque pas de poser des problèmes. La critique universelle les aura soigneusement évités. Comment un si jeune poète, nomade et illettré de surcroît, pouvait-il rivaliser triomphalement avec de grands et accomplis poètes comme le vieux Zuhayr Ibn Abi Selma, ou comme le prestigieux Imrou Lqaïs ou encore le valeureux et fougueux Antar Ibn Chaddad El Absi, ou le talentueux Labid Ibn Rabi'a El Amiri. La moallaqa de Tarafa, la plus longue (103 vers) est construite de la manière suivante : du vers 1 au vers 10, description du campement et évocation de la bien-aimée (code). Du vers 11 au vers 44, description très originale et fort imagée de la chamelle (code). Du vers 45 au vers 54, autoanalyse d'un état d'âme (code). Du vers 55 au vers 79, réflexion saisissante sur la mort (originalité). Du vers 80 au vers 92, panégyrique (code) et enfin du vers 93 au vers 103, recueillement et résignation (originalité). Si certains thèmes, pour ne pas dire tous, sont canoniques (codes) et établissent les fondements de la moallaqa, c'est grâce à l'originalité et l'habileté de leur traitement que le poète affirme sa virtuosité. Que dire alors quand il s'agit de départager entre des poètes qui, de l'avis unanime, auront été reconnus comme les plus grands et les plus représentatifs de tous les temps et de tous les âges et servent encore aujourd'hui de référence à des adeptes obnubilés par le classicisme et par le carcan formel d'une tradition révolue. Chaque poète développe une stratégie propre d'originalité dans une compétition fort bien normée et canonique où la fidélité au modèle est impérativement requise pour la consécration. Mais il faut tout le génie et la sensibilité singulière de ce peuple poète pour concilier entre l'exigence de respect des normes et le souci légitime d'originalité. Rares auront été parmi les poètes arabes et/ou arabophones ceux qui réussirent. Ils furent sept pour beaucoup, dix pour certains. Mais le fait le plus saillant, c'est que le jeune Tarafa dont la moallaqa est consacrée et classée dans les anthologies au second rang immédiatement après celle de Imrou Lqaïs (voir l'ouvrage de l'imam-cadi Abi Abd Allah Ibn Ahmad Ibn El Hossein Azzawzini, Dar El Afaq, Alger ou le fascicule du professeur Ali Benmohamed, OPU, Alger), se trouve parmi des poètes d'un âge mûr ou avancé dont il est requis une solide expérience et de vie et d'art. Le virtuose, quant à lui, va les surclasser grâce à son génie malheureusement méconnu, mais surtout contenu et contrit en raison de l'hégémonisme grandissant dans la culture arabe de l'époque des valeurs moralisatrices et solipsistes qui traversent une société en crise à la veille d'une révolution sociale et culturelle. En effet, Tarafa fut longtemps considéré comme le poète de l'hédonisme, de l'inconscience et de l'insouciance. Les critiques insisteront sur cela pour réduire sa notoriété et contenir son exemple, voire le stigmatiser. Mais le message poétique de Tarafa n'est pas tant dans la soif de vivre et de jouir de l'existence – c'est là que réside l'incompréhension de ceux qui le jugèrent à la légère, les faux dévots et autres hypocrites tartuffes -, mais c'est dans l'exposition d'un sentiment fondamental, le souci d'éphémérité. Les premiers critiques musulmans éloignèrent ce poète de l'Arabie profonde, ce Bédouin indomptable exemplaire même de l'homme arabe libre et éternellement séditieux, cet ancêtre des hilaliens irréductibles. Ils l'écartèrent donc de toute aura. Il contrevenait à l'image d'un peuple inquiet en attente d'une élection prophétique et d'un sauveur suprême. Le jeune Tarafa, mis à mort à 26 ans par un satrape avare et cupide, aura incarné cet éternel candidat à la joie dans une société gérontocratiquement sclérosée. Mon ami Si Ali, encore au barreau, m'a assuré avoir rencontré un Tarafa réincarné au banc des accusés dans un tribunal du côté de Ouargla, il y a quelques années. Jacques Berque aussi, mais dans le Sud tunisien qui, pour avoir rencontré des bergers poètes, avait refusé des thèses médiocres, nulles et non avenues(*). (*) Berque J., Langages arabes au présent. Gallimard NRF. Paris, 1974