Considéré comme un texte décadent et mondain, La recherche du temps perdu est plutôt une analyse sensitive, poétique et sensuelle de la fin du XIXe siècle et de la naissance du XXe siècle. Il est aussi le miroir qui reflète la mort définitive de l'aristocratie française en pleine décadence et dont Marcel Proust peindra les avatars et les aléas, avec beaucoup de finesse, d'humour et un peu de nostalgie. Sans en avoir l'air, Marcel Proust stigmatise cette classe qui ne se rend même pas compte des énormes transformations sociales qui se sont déclenchées en France : naissance d'un prolétariat organisé, installation de l'idéologie socialiste et surtout le surgissement de la Première Guerre mondiale qui va dévaster l'Europe et qui fera des millions de morts. La Recherche est donc une chronique raffinée, érudite et poétique d'un monde qui s'en va et d'un monde qui arrive. Elle intuitionne le XXe siècle et annonce ses circonvolutions et ses crises. A travers des personnages farfelus mais lucides et conscients de leur prochaine disparition, le roman invente des techniques nouvelles et révolutionnaires et décrypte le temps avec une minutie et une rigueur exemplaires. C'est un roman impitoyable qui remet en cause la lecture étriquée et passéiste de l'histoire et les techniques littéraires qui ont dominé le XIXe siècle. Certes, Marcel Proust va récupérer Flaubert et son incroyable Bouvard et Pécuchet, mais il innovera en profondeur la façon de regarder le monde, en devenant un peintre qui remet en cause et l'espace et le temps. La narration linéaire va mourir avec Proust et la mémoire comme fondement de l'œuvre littéraire va devenir une technique incontournable. Marcel Proust dira à ce sujet : «Ecrire, c'est se souvenir.» Ainsi toute écriture n'est qu'une impression. Au moment où Proust commence à écrire, plusieurs phénomènes vont apparaître : la photographie, le cinématographe, la relativité en physique et surtout l'intrusion dans le champ culturel et artistique de la révolution picturale. L'expressionnisme allemand, en particulier, qui va donner naissance à de nouveaux types de peinture : l'impressionnisme et le cubisme. Sans oublier les différentes inventions mathématiques et la révolution d'Euler. «Tout est sorti de ma tasse de thé : l'informel et le formel ; la ville et les jardins ; les personnages et les natures mortes ; toutes ces choses-là sont sorties de cette thèse de thé. Et c'est en trempant une simple madeleine dans cette infusion que j'ai découvert le monde ; un monde de souvenirs.» En 1974, Serge Doubrowsky va écrire La place de la madeleine dans lequel il insiste sur le rôle de la madeleine et du goût de la madeleine dans l'œuvre de Marcel Proust. La madeleine, c'est le goût de l'enfance qui va remonter du plus profond des personnages proustiens pour élaborer une nouvelle littérature et surtout, dans le cas de Proust, un nouveau roman. Ecrire, chez Proust, c'est faire l'amour. Ne dit -on pas dans le langage populaire : tremper sa madeleine, pour dire faire l'amour ? Avec Proust, le roman abandonne la psychologie pour la psychanalyse. Cette thèse est d'autant plus intéressante que nous savons que chez Ibn Arabi écrire, c'est avoir un rapport sexuel. Seulement Ibnou Arabi avait 7 siècles d'avance sur les thèses psychanalytiques et les rapports fondamentaux qui existent entre l'art et l'Eros et le Thanatos freudiens. Dire cela aujourd'hui paraît presque simpliste, mais le dire il y a plusieurs siècles, c'est autre chose. Presque sans le savoir, Marcel Proust a introduit la modernité dans le roman. Mais ce qui est surprenant, c'est que certains écrivains d'aujourd'hui continuent à ignorer ces nouvelles conceptions proustiennes. Ce qui explique, peut-être, que l'auteur de La Recherche n'a été traduit en arabe que tout récemment !