Après les litanies, très consensuelles, sur l'indigence de l'offre en librairie, les lois qui interdisent l'importation de livres aux sociétés qui ne sont pas dotées de 20 000 000 DA de capital social, l'absence de livres scolaires et universitaires dans les librairies, l'indigence du réseau des bibliothèques, la passion s'est installée dans les studios dès que fut invoquée la transformation de certaines librairies en magasins de chaussures. L'histoire est simple : il y a dix ans, lors de la liquidation de la société d'édition ENAL, après une campagne de sensibilisation auprès des milieux intellectuels, de la presse et du gouvernement, fut acquis le principe que ces locaux idéalement situés, dans les plus grandes artères de la capitale et des grandes villes du pays, convoitées par des commerces plus lucratifs que celui du livre, seraient confiés au personnel de l'ENAL pour sauvegarder le réseau des librairies, héritier de l'ancien réseau Hachette de la période coloniale. Les modalités juridiques et financières de cette cession de biens publics à des SARL, constituées à la hâte, n'ont pas été révélées et d'aucuns aujourd'hui prétendent que l'obligation de conserver l'enseigne de la librairie était limitée à 5 ans. Malheureusement, dans un silence complice, les plus belles librairies d'Alger et de plusieurs villes de province sont cédées au prix fort à des repreneurs qui exercent (ou exerceront demain) d'autres activités commerciales. La dure loi du capital s'impose à la rue Didouche Mourad qui voit disparaître des librairies qui ont donné l'illusion qu'Alger pouvait conserver quelques îlots de vie intellectuelle. Presque plus de cinéma, une pauvre cinémathèque, un unique théâtre intermittent, des musées désertés, des salles de conférences délabrées, des bibliothèques et médiathèques faméliques, mais où va Alger intronisée pourtant cette année capitale de la culture arabe ? Tous ceux qui ont signé ces pétitions en 1997 pour sauver ces librairie devraient se renier aujourd'hui ? Le silence complice est-il de mise ? Peut-on justifier l'injustifiable ? Faut-il accepter la dure loi de l'argent et faire exception à l'exception culturelle ? Pourquoi, en ce pays, ceux-là mêmes sur lesquels ont reposé les espoirs de voir la culture sortir de ses ornières en sont aujourd'hui les thuriféraires. Pourquoi rêvent-ils de devenir sénateurs, ministres ou conseillers, businessmen ou harraga. Quelle malédiction nous poursuit ? Kateb Yacine, Bachir Hadj Ali, Mouloud Mammeri, Tahar Djaout, réveillez-vous ! Répétez-leur que «les ancêtres redoublent de férocité», continuez de «jurer sur les lâchetés petites bourgeoises…», assenez-leur que «les ghettos sécurisent peut-être, mais qu'ils stérilisent, c'est sûr », qu'il y a «les familles qui avancent et les familles qui reculent». Rappelons-nous le personnage de Rachid Mimouni, Tombeza né d'un viol, rachitique, voûté, noiraud et boîteux, corrompu jusqu'à la moëlle. Relisons Les Vigiles de Tahar Djaout. Ils traquaient les mêmes démons dans notre société gangrenée par «les pensions, les rentes, les fonds de commerce, le piston, l'égoïsme matériel insatiable…» Matoub Lounès est mort, assassiné, à la veille de la sortie d'un album intitulé : Lettre ouverte aux … dont un morceau subversif, sur l'air martial de Qassaman, martèle «D'aghuru ! D'aghuru !» qui signifie : «Trahison !, Trahison ! » Enfin, dans les années 1980, dans Akwni xdae Rebbi (soyez maudits), Aït Menguellet a fustigé ceux qui nous ont promis successivement la liberté , le socialisme, l'égalité et la démocratie, etc. et nous ont offert les chaînes, la répression et l'obscurité. Et aujourd'hui encore, une voix élève, salutaire, vivifiante, celle de Boualem Sansal qui nous dit : «Faites des pétitions, créez des associations…» Mais aucune librairie d'Algérie ne peut vous fournir son livre ! Nous marchons à côté de nos pompes !