A chaque fois que nous empruntons la route de l'Est, pour nous rendre dans des régions belles et accueillantes, que nous apprécions beaucoup, il nous arrive souvent de traverser cette anonyme bourgade de Boudouaou où nous ne nous arrêtons jamais, tant qu'il n'y a rien à voir, ni à boire et surtout que nous ne risquons plus de croiser l'écrivain, l'ami Rachid Mimouni. Par contre, nous pensons beaucoup à lui et aussi à son compère, son complice, l'éditeur, l'ami Ahmed Bouneb, patron de cette magnifique maison qu'étaient les éditions Laphomic. Notre chance est que la Cinémathèque algérienne et l'entreprise d'Ahmed étaient voisines, et de plus le Novelty était situé sur le même chemin. C'est ainsi que nos rencontres presque quotidiennes avec l'écrivain et l'éditeur nous ont permis d'entrer et de comprendre le monde de l'édition si complexe et si attachant et, surtout d'aimer les livres. C'est ainsi que la Cinémathèque a créé un espace librairie pour y vendre les œuvres de l'ami éditeur et pas un seul livre ne coûtait plus de… 100 DA. Tout cela est une autre histoire et pour aujourd'hui, nous préférons revenir à la merveilleuse aventure de l'écrivain et de son éditeur. Les deux premiers romans de Rachid Mimouni, Le printemps n'en sera que plus beau et Une paix à vivre, ont été publiés, après quelques péripéties bureaucratiques, quelques coupes, par la seule entreprise étatique d'édition de l'époque (la Sned devenue ensuite l'Enal). Alors qu'il a été contraint d'éditer son troisième roman, Le fleuve détourné, en France, chassé par de pitoyables censeurs. Heureusement qu'à cette période il fait la rencontre d'Ahmed, son nouvel éditeur en Algérie, un vrai celui-là. C'est d'ailleurs ce dernier qui nous a permis de faire la connaissance de Rachid Mimouni à la fin des années 70. Ce qui frappait, lorsqu'on les voyait ensemble, c'était leur différence d'allure. Ahmed semblait jouer les jeunes premiers : coupe militaire, jeans 501, tee-shirt moulant même lorsqu'il faisait froid, baskets Air-Force et, pour compléter le tout, voiture décapotable, s'il vous plaît, à laquelle il accédait en sautant par-dessus la portière. Rachid, lui, était tout à fait l'opposé. Vêtu de façon classique, il ressemblait à un instituteur d'antan. Il portait toujours une veste, souvent un simple costume, une chemise blanche au col ouvert et pas de cravate bien sûr. En été, quand la chaleur était étouffante, il lui arrivait parfois de tomber la veste, mais il ne remontait jamais les manches de sa chemise qui restaient boutonnées. Ses chaussures à l'italienne étaient parfaitement cirées. Et puis, il y avait sa coiffure : des cheveux mi-courts, d'un noir de geai, strictement coiffés, avec une raie tracée au cordeau sur le côté gauche. Ahmed et Rachid étaient vraiment très différents et ce qui était amusant, c'est que les gens les confondaient, prenant l'éditeur pour l'écrivain et inversement. Mais s'agissant de travail et de création, nos deux amis avaient la même rigueur. Il arrivait souvent que leurs avis soient divergents et seule la force des arguments de l'un ou de l'autre finissait par l'emporter. Ils ne se faisaient pas de cadeaux. C'est sans aucun doute cette rigueur et leur amour infini de la culture et de la liberté qui ont permis à l'écrivain et à l'éditeur de mettre à notre disposition une littérature de qualité et d'exigence, «qui se donne une société à changer, qui met le doigt sur la plaie», selon les mots de Mimouni. Grâce à eux, un public assez large a pu lire Le fleuve détourné, Tombéza, L'honneur de la tribu et La ceinture de l'ogresse. Chacun de ces romans était pour nous un événement, même si la presse de l'époque n'en parlait pas. N'oublions pas que, lors de la parution des deux premiers, nous étions encore sous la chape du parti unique. Parallèlement aux livres de Mimouni, Bouneb éditait des chefs-d'œuvre de la littérature universelle tels que : Les enfants de l'Arbat d'Anatoli Rybakov, L'amour au temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez, Les oliviers de la justice de Jean Pellegri, La nuit sacrée de Tahar Benjelloun, etc. Il avait aussi publié deux livres majeurs : Les entretiens de Tahar Djaout avec Mouloud Mammeri et avec Kateb Yacine. En nous remémorant le tandem formé par Rachid et Ahmed, nous ne pouvons nous empêcher de penser que cette expérience, dense et fructueuse, devrait inspirer et guider nos créateurs, auteurs, producteurs et éditeurs en s'abreuvant à la source de l'audace et du courage, sans oublier l'essentiel, la poésie. Pour notre part, nous espérons qu'un jour nous nous arrêterons à Boudouaou devant une librairie dont l'enseigne portera en énormes lettres d'or un mot d'ordre : «LIRE ET ECRIRE», visible à des milliers de kilomètres à la ronde.