« Rien n'est plus accablant pour une âme qui se sent appelée à un grand destin que ces moments où tout s'enlise dans la grisaille quotidienne. On croirait patauger dans un marécage bourbeux, où aucune pente ne se dessine, où la vie elle-même cherche en vain sa direction. » Ataturk Il est des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée et de la pensée que pour dire la vérité et la vertu. Servir, c'est la devise de ceux qui aiment commander. En sa compagnie, on ne sent pas le temps passer. Agréable, une grande indépendance d'esprit, toujours prompt à donner des précisions lorsque son discours vous paraît ambigu, El Hachemi raconte avec passion l'histoire du nationalisme algérien dont il a suivi le cours en tant qu'acteur avisé. Et ce qui ne gâte rien, il n'a pas sa langue dans sa poche. El Hachemi est ainsi. Il ne supporte pas la mentalité étriquée. Il est entier et n'allez surtout pas lui apporter la contradiction sur des faits qu'il connaît parfaitement. Vigilant, ses yeux portent sur l'interlocuteur un regard qui ne laisse rien passer. El Hachemi n'est pas seulement l'ami intime du regretté Larbi Ben M'hidi, auquel, du reste, il consacre un livre plein de tendresse, évitant toutefois les superlatifs, les termes ronflants et pompeux. Il n'est pas porté sur la dithyrambe. Ce n'est pas sa marque de fabrique. Son témoignage est plutôt sincère. Il s'est rappelé à notre bon souvenir, ces jours-ci, à l'occasion de la sortie d'un livre écrit par Michel Laban et dans lequel il s'est totalement lâché en faisant fi de la narration conventionnelle. Michel est le fils de Maurice, militant communiste qui a participé activement à la lutte de libération. Pourquoi ce livre ? « Les Laban étaient nos voisins directs à l'immeuble Chaoui, l'un des plus huppés de Biskra. A l'époque, Maurice faisait de la politique au PCA, dont il n'appréciait pas toujours la stratégie. Lui, il a opté pour l'indépendance et pour la lutte, contrairement au parti qui tergiversait sur ces questions, Maurice n'était pas content des articles d'Alger Républicain et il me le disait. A la révolution, nous étions des complices. Le hasard a voulu qu'on soit les premiers à être arrêtés. Après l'indépendance, j'ai gardé le contact avec la famille en France que j'allais voir lors de mes déplacements. Un jour, lors d'une discussion, Michel, le fils, m'a avoué qu'il voulait m'arracher cette interview. J'étais réticent. Mais après coup, je crois qu'il a bien fait », explique d'un trait le vieux militant. « Né en décembre 1926, mon premier souvenir me ramène au village nègre où je vivais dans la boue. Quand il pleuvait, on glissait sans cesse et on arrivait couverts de boue à la maison. Et je me souviens, ces jours-là, de la difficulté à faire brûler du bois pour préparer à manger. » Biskra se souvient « Il y avait bien un peu partout des écoles coraniques. Je les ai fréquentées un moment, mais je n'ai pas aimé cet apprentissage basé sur la répétition et la discipline menée à coups de branche de palmier. Mon père ne m'a rien reproché quand je n'ai plus voulu y aller. Avec le temps, je regrette de ne pas avoir appris par cœur au moins le quart du Coran, parce que ça m'aurait bien servi pour les lectures. Je cite parfois des arguments que j'y trouve. C'est une bonne façon de dénoncer les opportunismes, la bigoterie, l'escroquerie. Aujourd'hui, concède-t-il amer, on ne pense qu'à l'argent, à la vie facile, à la consommation. Tous les moyens sont bons, même l'exploitation des croyances. » Il a fait l'école Lavigerie (c'est en 1943 qu'il connut Ben M'hidi). « Avec Si Larbi, Lamoudi et moi, on formait un bon trio. C'est en juillet 1943 qu'on a formé le PPA clandestin dans le vieux quartier Guedacha de Biskra sous la présidence de Bedda Ahmed et Filali Abdallah. » La lutte clandestine allait commencer avec la diffusion de tracts, l'inscription sur les murs de slogans nationalistes. « A la naissance des AML en 1944, nous étions les moteurs de ce mouvement, principalement Ben M'hidi qui occupait au cercle une fonction administrative. » Les manifestations du 8 mai 1945 ont connu une grande ampleur à Biskra, « mais au lieu d'aller vers l'union, c'était le contraire. Le PCA et l'UDMA ont accusé le PPA d'être à l'origine des troubles. On nous a même taxés de fascistes et d'hitlériens. Ça bouillonnait, mais dans le fond, il y avait une panne d'idées. Ça patinait. La crise couvait même après le congrès de 1947. Messali, je regrette de le dire, voulait le monopole des positions et de la parole et n'acceptait pas de contradicteurs. Lamine Debaghine en a fait les frais. Le rapprochement des forces vives n'a pas pu se faire même avec l'avènement du CRUA. Le 27 septembre 1954, Boudiaf, qui devait rencontrer Ben Boulaïd, a passé la nuit chez moi à Biskra. Laban s'est douté de l'imminence d'un événement important.Engagé comme Ben M'hidi et en même temps que lui au PPA clandestin en 1943, militant du MTLD et de l'OS, interné dans les camps de M'sila, Aflou, Arcole, Bossuet et Paul Cazelles, membre de l'OCFLN, El Hachemi dresse le portrait de son ami « qui fût un théoricien et un homme d'action, un homme de terrain. Sa vie est jalonnée de séries d'actions où souvent il était l'initiateur et la partie prenante dans l'exécution ». « Toutes ces péripéties doivent être consignées. Et dommage que rien n'est fait pour écrire l'histoire. Je crois que les acteurs doivent fidèlement rapporter, sans vernis ni anathème les faits même négatifs. Sans donner de galons à X ou Y. Ce sont des leçons pour le présent et l'avenir. Je constate, hélas, que rien ou presque n'est fait dans ce sens. » Un esprit libre « Moi, j'ai l'esprit libre, j'ai toujours voulu savoir comment vont les choses et ce que véhiculent les gens. J'ai par exemple aimé le pragmatisme de Bourguiba dans l'affaire de la Palestine, mais j'ai détesté son narcissisme. Lorsqu'il a suggéré la création de deux Etats, les Arabes zélés qui bavardent pour rien l'avaient insulté et taxé de traître. Qu'ont-ils récolté aujourd'hui ? Regardez ce qui se passe actuellement dans le monde musulman impuissant devant le phénomène intégriste. Je suis étonné par cet ‘‘islamisme'' politique qui a porté un sacré coup à l'Islam authentique, paisible, conciliant, tel que décrit par Lacheraf et que nous avons toujours connu. Puis, Hachemi de s'étonner sur la promptitude de nos dirigeants à accourir vers une hypothétique Union méditerranéenne, alors qu'ils n'ont même pas été capables de mettre sur pied une union régionale rêvée depuis l'avènement du mouvement national. » El Hachemi décoche quelques flèches en direction de Boumediène avec ses usines devenues des cimetières de ferraille. « Tout n'était que démagogie, c'était défendre son pouvoir et non les intérêts de la nation. Combien de fois ai-je entendu proclamer que les Français étaient obligés de prendre notre vin pour couper le leur ? Que de fanfaronnades ! Dans les réunions, je défendais simplement l'Algérie, je n'étais pas fonctionnaire, je n'étais pas grand commerçant, jamais je n'ai possédé de palmiers ni de vignobles... » Boudiaf, son ami Boudiaf était aussi son ami de longue date. « Un jour, il a voulu constituer le CCN, le Conseil consultatif national. Il m'a proposé d'y entrer. Je lui ai répondu que je n'avais besoin de rien, que ma retraite me suffisait pour vivre. Alors il m'interpella : ‘‘Tu m'appelles à prendre des responsabilités, à me sacrifier et tu veux rester en dehors ?'' Je lui ai répondu : ‘‘Tu décides.'' C'est comme ça que j'ai été désigné membre du CCN. On aurait pu faire beaucoup de choses dans cette assemblée de 60 membres. Il y avait des islamistes, des arabisants, il y avait de tout, mais le dialogue existait. Boudiaf s'était fixé un délai de deux ans pour calmer la situation et organiser des élections, mais il disait qu'il ne se présenterait pas. Ce qui m'attriste aujourd'hui, c'est que cette vie intellectuelle, de discussions des années 1940, n'existe plus. A Alger, il y avait un grand cercle, le cercle du progrès (Nadi ettaraqi), où Tayeb El Okbi faisait parler de lui. Aujourd'hui, ces cercles ont disparu, je le regrette bien. C'est ce que j'ai dit il y a un an lorsqu'on a commémoré, à la wilaya de Biskra, la mort d'un professeur de philosophie, Smati Kouribaâ Nabhani, dont le décès avait été annoncé bien discrètement... Ses amis ont cependant organisé une journée de souvenir. Il n'était pas prévu que j'y prenne la parole, mais comme on a voulu détourner la pensée de Kouribaâ vers l'islamisme, j'ai dû intervenir et j'ai frappé très fort. Ce professeur admirait le philosophe allemand F. Nietzsche qui adhérait à l'eugénisme. Avant sa mort, quand je lui ai demandé pourquoi il l'admirait, il m'a répondu : ‘‘Parce que c'est un créateur, je me fiche du reste.'' Quand un intervenant a dit que c'était un bon philosophe, mais qu'il était laïc (ce qui voulait dire à peu près, dans ce contexte, athée), je suis intervenu pour le défendre : ‘‘S'il était capable de voler dans le ciel, c'est sur la terre qu'il menait son combat pour le bien des humains.'' » Biskra, sur laquelle veille le saint patron Sidi Zerzour, a enfanté bon nombre d'hommes illustres tels El Okbi, Laïd Khalifa, Kheiredine, El Zahiri, Nabahani, Réda Houhou, le Dr Saâdane, Khider... Quant à la réconciliation nationale, El Hachemi estime qu'on va, qu'on le veuille ou pas, vers la refondation de la société algérienne avec cette réserve que la réconciliation comme argument politique ne mènera à rien sinon à des chimères. « Ceux qui ont nui à l'Algérie doivent absolument payer », martèle-t-il car le pays a été suffisamment saigné, pour qu'on tourne la page comme ça sans demander des comptes. Parcours Issu d'une famille originaire de Oued Souf, El Hachemi Trodi est né le 26 décembre 1926 à Biskra où il a toujours vécu et milité. « C'est évidemment la misère qui a poussé mes ancêtres à quitter Oued Souf. A l'époque, il n'y avait rien là-bas, juste des palmiers qui ne donnaient rien, un peu de tabac, du sable et des scorpions », écrit-il dans un livre autobiographique paru aux Editions Casbah, Sur les chemin de la liberté 2009. Dans cet ouvrage, Si El Hachemi évoque son itinéraire de militant depuis 1943 où il a rejoint les rangs de la résistance. Si El Hachemi a connu les affres de la détention. Ami de Larbi Ben M'Hidi, il a consacré à ce dernier un livre-témoignage d'une grande sensibilité. Présentement, M. Trodi coule des jours heureux auprès des siens.