Retour sur les films phares d'un festival aussi explosif qu'enrichissant et focus sur trois jeunes réalisateurs algériens au Short Film Corner. De notre envoyé à Cannes Un coup de riff et c'est parti ! Premières notes, mélodie endiablée et voix rauque. En compétition officielle, Tournée, quatrième film de Mathieu Amalric, démarre sur les chapeaux de roues et entraîne toute l'assistance vers des contrées rock. The Sonics scande Have Love, Will Travel, balançant une artillerie lourde sur un Festival, devenu au fil des jours, aussi riche qu'intriguant. Coiffé comme un dandy arty, le président du jury, Tim Burton, ne s'est pas trompé et a enchaîné une série de récompenses qui le réhabilite dans le cœur sauvage du spectateur exigeant. Le Thaïlandais, Apichatpong Weerasethakul, les Français Xavier Beauvois et Mathieu Amalric et le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun : un cinéma qu'il est dorénavant grand temps de porter aux nues, histoire de faire taire tous ceux qui caressent le politiquement correct. Cannes 2010 a été placé sous le signe du cinéma et cela n'est déjà pas si mal ! Quatre sections, quatre orientations différentes et des tonnes de jouissances prenant d'assaut les nombreuses salles cannoises. De la compétition officielle à la Semaine de la critique, en passant par La Quinzaine des réalisateurs et Un certain regard, les yeux rivés sur la montre, un planning dans une main et une tasse de café dans l'autre, le cinéphile ou cinéphage emprunte à toute allure les couloirs sinueux du Palais des festivals ou les ruelles étroites de la ville glamour, à la recherche de l'image qui lui contera fleurette. Au beau milieu de ce marasme visuel, dur de faire le bon choix et de privilégier une éventuelle section. Concentrons-nous sur la compétition officielle. La compétition officielle Cette année, force est de constater que la compétition officielle souffrait d'un manque d'originalité qui se traduisait par l'absence évidente de roue libre. Au menu : une adaptation poussiéreuse de La Dame de Montpensier par le meilleur des traditionalistes français, Bertrand Tavernier ; quelques légèretés dénuées de la moindre force picturale (Chongking Blues de Wang Xiaoshuai, Another Year de Mike Leigh ) ; des bouts de pellicules bancales illustrées par un jeu d'acteur tonique mais qui n'arrivait pas à rehausser la mise en scène (Biutiful d'Inarritu ou Fair Game de Doug Liman) ; de gros ratages mêlés d'un sentiment outrancièrement fâcheux, voire réactionnaire (La Nostra Vita de Daniele Luchetti ou Soleil trompeur du cinéaste poutinien Nikita Mikhalkov) ou Une Tuerie nippone, signée Kitano, qui divisa la moitié des journalistes (belle sauvagerie teintée parfois de pauses absconses). Heureusement que la France, le Tchad et la Thaïlande sont parvenues à dessiner une belle cartographie au sein de la maison cinéma. D'abord l'un des Français, Xavier Beauvois, reparti avec le Grand Prix du Jury. Dans Des Hommes et des dieux, il ne force jamais le trait avec cette chronique des tristement célèbres moines trappistes retrouvés égorgés sur la route de Médéa. Refusant ostensiblement d'amplifier une quelconque charge bestiale contre des rumeurs qui dérangent continuellement et connaissant les deux versions qui parasitent la mémoire de ces victimes, Beauvois n'en développe aucune, et choisit de montrer dans le plan final, les moines et les terroristes s'enfonçant dans la pénombre enneigée (En épilogue, un carton nous informe d'une possible bavure de l'armée algérienne sans toutefois prendre position). La seconde et belle richesse de ce film réside dans le traitement du sujet. Beauvois maîtrise considérablement et de bout en bout un film au sujet casse-gueule. Afin de mieux façonner un illogisme, l'auteur choisit d'en montrer les contours, des choses simples sans les dépouiller d'un quelconque artefact. Les plans respirent, le temps se dilate, les scènes de bravoure sont inexistantes et la somnolence d'une vérité finit par éclater au grand jour. Une remise en question ne pouvant se faire en deux plans trois mouvements, Beauvois va orienter son filmage vers une quintessence du calme qui ne prend aucunement le spectateur en otage. L'émotion est donc sacralisée mais toujours avec cette lenteur qui caractérise la précision du sujet. Egarement du temps qui étreint le spectateur, lui aère ses esprits et l'oriente vers une prise de position radicale. Il faut faire des concessions pour apprécier une œuvre intelligente. Des Hommes et des dieux entre dans cette catégorie. Second film français, Tournée, du génialissime Mathieu Amalric, méritait amplement son prix de la mise en scène. Amalric, en filmant cette story d'un producteur légèrement looser, et revenu en France avec une troupe de stripteaseuses appelée « New Burlesque », serre les poings et défie le filmage classique qui consisterait à tisser une narration fondée sur les malversations d'un soi-disant engagement poétique. Tournée est totalement réussi car, à aucun moment, Amalric ne fait mine de vouloir dépoussiérer son sujet par une inventivité formelle qui aurait pu déréaliser considérablement ses propos. Mieux que cela, en quelques plans simples et beaux, l'auteur traverse un champ de mines et installe une mixité émotionnelle qui ne peut que flétrir la plus sauvage des âmes humaines. Par exemple, lorsque son personnage se retrouve dans sa voiture, qu'il appelle son assistant pour prendre des nouvelles de sa troupe tout en étant accablé par une vie familiale chaotique, à ce moment-là, pas besoin de mélodie du bonheur, ni de plans saccadés, ni d'un mouvement de caméra de trop, juste un acteur qui de son verbe semi-grossier, lâche quelques mots doux et tranchants à la fois pour finir en pleurs devant ce trop-plein d'injustice divine. Magnifique ! Palme d'or, le dernier et très beau film du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, Oncle Boonmee, a plongé la Croisette dans une torpeur sans nom. Les détracteurs polluaient la surface en clamant : « Trop lent, trop ennuyeux, rien à dire ! » tandis que les tolérants du pluriculturalisme se posaient ici et là, songeant à tous ces personnages venus hanter l'image du thaïlandais. Belle proposition cinématographique, Oncle Boonmee est une merveille qui sacralise l'espace et le temps, lui donnant une force émotionnelle rarement vue dans le paysage cinématographique de ces dix dernières années. Histoire simple (un vieil homme souffre d'une insuffisance rénale aigüe et décide de finir ses jours auprès des siens à la campagne), mise en scène aussi pointilleuse qu'une mort annoncée et atmosphère fantasmée, telles sont les qualités d'un cinéma qu'il faut savoir affronter tout en laissant ses tics et tocs au vestiaire. Il ne faut jamais renier les transpirations, respirations, silences, non-dits et autres bizarreries qui portent l'art au firmament. Si Weerasethakul force sa caméra à s'emparer d'un paysage, à l'observer durant un temps certain, c'est pour mieux en extraire toute la complexité de la nature, toute la force visuelle du vent qui passe et surtout toute la magie d'une poussière de vie qui transperce nos âmes. Le cinéma, c'est aussi la rencontre d'une solitude face à un écran purifié. En cela, Oncle Boonmee ravira les amateurs esseulés. Enfin l'Afrique ! Toujours en compétition officielle, l'Afrique était doublement représentée. D'abord le Tchad avec l'auteur de Daratt, Mahamat-Saleh Haroun, qui a été justement récompensé du Prix du jury. Un homme qui crie, c'est d'abord un extrait d'une citation d'Aimé Césaire : « Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse… ». C'est aussi ce père de famille, ancien champion de natation, à la vie de couple harmonieuse (subtile séquence où les deux conjoints dégustent sensuellement une pastèque) et un fils, véritable fierté qui donne un sens à sa vie. Cet homme est maître-nageur dans un établissement tenu par des étrangers. Sa vie est agréable et sans surprise. Un jour, la guerre éclate. En parallèle, des licenciements se préparent. Le père, trop vieux, doit quitter son poste pour celui de gardien de parking tandis que son fils prendra sa place. Honte, accalmie, tristesse, ce personnage habituellement jovial sombre dans un mutisme qui inquiète son entourage. Pendant ce temps, la guerre se rapproche. Et l'inévitable arrive ! Thèmes multiples. Souci du détail et véritable atmosphère oppressante. On pense souvent au Dernier des hommes de Murnau pour cette description quasi-muette d'un homme qui perd progressivement la foi qui l'écartait — peut-être — de la réalité dramatique des choses. Son fils souffrira de cette nouvelle configuration car, un jour ou l'autre, l'esclave devient le dominant. En cela, Haroun dépose à sa manière, quelques tableaux assez figés d'un quotidien correct mais rattrapé par l'histoire, les tristes vérités menant parfois à des comportements illogiques et aveuglants. Haroun est dans une attaque judicieuse de la conséquence et pointe du doigt le vent assourdissant de la médiocrité et du capital quotidiens. Parfois, Un Homme qui crie perd de cette temporalité qui lui donnait de la force, dirigeant les sens du spectateur dans un maelstrom de sentiments aussi formalistes que bringuebalants. C'est le principal défaut, créant une lenteur qui alourdit l'entité de Haroun. Puis, aux trois quarts du film, quelque chose de sublime apparaît, mélange magique du verbe et de la durée. Là, se terre toute la complexité d'un sujet qui ne peut malheureusement s'écarter de l'actualité. Hors-la-loi, second film africain qui représentait l'Algérie en compétition officielle, est une évocation historique signée Rachid Bouchareb. Nous avons déjà présenté ce film (lire précédent Arts & Lettres). Il est important de constater que l'auteur du très beau Little Senegal, assume pleinement la pédagogie lyrique qui sert ses intentions. Le hic réside essentiellement dans l'absence criante de notions cinématographiques qui auraient pu rendre l'œuvre forte et impérissable. Simple livre scolaire, Hors-la-loi ne remplit pas le cahier des charges de l'émotion cinématographique et se noie dans une mer agitée où la politique des sentiments prend le dessus sur l'essence cinématographique.Excepté une Quinzaine des réalisateurs aussi pauvre que gênante, une Semaine de la critique passable mais dénuée de cette explosion des sens tant recherchée, il aura fallu chercher du côté de la section Un Certain regard pour apaiser sa soif d'inventivité et d'originalité. De la Roumanie (Aurora) à la Corée du Sud (Ha Ha Ha Ha), en passant par la Hongrie (Pal Adrienn) et la Chine (I wish, I knew), la caméra fut pénétrante et adouba bon nombre de regards de son intonation socialisatrice. En cela, le film de J-L Godard, Film Socialisme, véritable claque revigorante, présenta en moins de 100 minutes, un cinéma radical et atypique basé sur les collages et autres citations. Godard, tout comme De Oliveira (avec le très beau L'étrange cas Angelica), du haut de leurs vieux âges, ont dépoussiéré le message cinématographique de leurs propos simples et lumineux. Thématiques actuelles qui tournent autour de l'Europe et de son marché économique, du rapport à l'art, de la vraisemblance de l'histoire face au système géopolitique… Pour ces deux cinéastes « jeunes », le cinéma est devenu, par la force des choses, un moyen de détruire massivement les artefacts de l'émotion. Tout devient alors ludique ! l'Algérie au short film corner Hormis avec Hors-la-loi, l'Algérie était aussi représentée au Short Film Corner, lieu mythique où se côtoient des centaines de courts métrages provenant de toutes les géographiques cinématographiques. Au beau milieu de tout cela, trois noms à retenir (si ce n'est déjà fait). Ceux de Yasmine Chouikh (pour son film Djinn), Mounes Khammar (Le Dernier Passager) et, last but not least, Yanis Koussim pour son très beau Khouya. Il y a un côté suranné dans le second court de Yasmine Chouikh, quelque chose qui oscillerait entre le silence des ombres du Sud et la vie rêvée d'un ange de la nuit. Ce travail métaphorique est desservi par une envie délibérée de créer une beauté picturale au détriment d'une construction narrative épurée. Djinn épouse maladroitement un fil cinématographique fragilisé par un trop-plein d'images léchées mais dénuées de l'âme qui triture nos pensées. Les personnages manquent de cette respiration qui aurait pu leur donner un souffle conséquent. Cette configuration complexe emprisonne nos sens, créant un ennui continu et plaçant le spectateur dans une position inconfortable. Puis, le plan final vient nous donner un aperçu de ce que Yasmine Chouikh aurait pu faire, si elle avait libéré sa caméra de son carcan traditionaliste et patriarcal. Là, cette jeune actrice à la peau d'ébène, danse, s'emporte, se rafraîchit, laisse exprimer sa joie, le tout auréolé d'un cadrage serré. A ce moment-là, Djinn prend un malin plaisir à nous alléger d'un poids moral. Dommage que cela ne dure que le temps du générique final ! Dans le Dernier Passager, court métrage qui ne dépasse pas les 6 minutes, c'est tout un pan d'une entité cinématographique qui est remise en cause. Comment filmer une mort libératrice ? Comment tisser une émotion qui découlerait d'un geste ambigu ? Comment placer sa caméra afin de mieux cerner les turpitudes de la vie ? Mounes Khammar, producteur et réalisateur, ne répond pas à ces questions et c'est mieux ainsi. Décryptant le sens au cinéma, il va en 2 plans, 3 mouvements, inviter le spectateur à pénétrer dans un monde teinté d'une musicalité qui dessinera une intention émotive (et non une émotion). Le Dernier Passager raconte l'histoire d'un jeune homme, artiste de son état, qui se jette dans le vide. Ce suicide va le ramener furtivement sur terre pour assouvir deux objectifs conséquents : revoir sa bien-aimée et matérialiser son rêve de toujours. Sujet casse-gueule certes, mais les premières secondes auraient pu faire oublier ce canevas dangereux. Khammar, et c'est un fait, sait composer un plan, lui donner suffisamment de force pour que le spectateur accepte sa proposition, et surtout installer une atmosphère liée à ses intentions. Mais lorsque le suicide se concrétise, Khammar choisit de faire parler ses plans en les amplifiant par une balade lacrymale qui déréalise ce que l'on voit. Succession d'images parfaites et renforcées par une musicalité excessive, qui oriente progressivement le film vers une configuration clipesque. A cet instant, il est difficile d'être enveloppé par cette émotion fabriquée, d'être en osmose avec l'état d'esprit du personnage principal et de surcroît d'être accompagné par un cinéaste qui tire les ficelles. Cinéaste, qui, au demeurant, dispose d'un talent qui ne manque plus que d'exploser. C'est saugrenu, mais la plus belle proposition cinématographique du pays, toutes sections confondues, provient de ce magnifique court-métrage réalisé par le prometteur Yanis Koussim : Khouya, l'histoire d'un frère qui bat ses trois sœurs. Canevas simple mais ô combien représentatif d'une société en perdition. L'Algérie n'est pas la seule géographie qui enfante ce genre de crime honteux, et il ne faut donc pas se focaliser sur le pays. Plus fort qu'un film au féminisme forcé (l'un des principaux défauts de son précédent film, Kh'ti), plus intemporel, moins cadenassé et donc plus exportable, Khouya puise sa richesse dans le traitement d'un quotidien morne, formaté et pluvieux, le tout étiré par des plans-séquences qui dilatent le temps. Koussim a beaucoup travaillé sur la normalité des choses, tissant des fils tendus, arguant du langage cinématographique et finalement jouant sur une instantanéité du présent. Chaque séquence respire de cette odeur qui fait fuir les détracteurs pompiéristes et aveugles. Lorsqu'il décide de suivre ses trois sœurs, les installant au détour d'une terrasse, filmant l'une d'entre elles, allumant sa clope et respirant cette odeur surannée, Koussim, à cet instant, touche au sublime. Il est à noter que l'une des richesses de Khouya réside dans l'interprétation. La direction est certes irréprochable, les actrices, toutes importantes, mais la mention spéciale revient de loin à Samia Meziane qui s'en donne à cœur joie dans cet interprétation complexe d'une sœur aînée tiraillée entre le monde de l'enfance et celui de l'adulte prête au mariage. En quelques regards, cette comédienne (qui joue énormément sur le geste) plante une vigoureuse dague dans le dos des pamphlétaires absurdes. A ce jour, son meilleur rôle ! Quelque chose nous laisse penser que Yanis Koussim est prêt pour le long métrage ! Finalement, entre ces perspectives algériennes d'avenir, la rusticité de Xavier Beauvois, l'élégance « dandyesque » d'Amalric, la folie visuelle de Weerasethakul et l'agonie libératrice d'Haroun, ce Festival de Cannes, pourtant décrié, a donné une bonne cuvée.