Mercredi 23 avril Atterrissage parfait du vol A 6106 d'Air Algérie. Belle fin de journée, un peu brumeuse, qui enveloppe le Murjadjo d'un halo où scintille Santa-Cruz restaurée. A la différence d'Alger qui se laisse découvrir au niveau de la mer (avant que les nouvelles constructions prévues, inaugurées par la station de dessalement, ne bouchent définitivement cette vue), Oran, qui surplombe son port de haut, apparaît à la fin du plateau de la Sénia. Ici aussi, la fièvre constructive. A droite, côté mer, le Sheraton dresse déjà son arc vitré tandis que trois tours immenses, collées les unes aux autres, se lancent à l'assaut du ciel. Style immeubles de bureaux. Non, m'explique-t-on, il s'agit d'habitations sur trente étages, grand standing et high-tech. Les habitants rentreront chez eux avec des cartes électroniques. Comme dans un hôtel ? Et si le système tombait en panne, où dormiraient-ils ? Et si les ascenseurs s'arrêtaient ? Et si Richter se réveillait ? Mais non, tout a été prévu ! De toutes les façons, nous sommes à Oran pour le lancement du film d'Alexandre Arcady, tiré du dernier roman de Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit. Les deux seront là, à l'initiative des éditions Sédia et des producteurs. Mais, avant que la nuit ne prenne son dû au jour, nous avons le temps de voir le Front de mer, sans doute le plus beau et le plus vivant du pays, et d'entrer dans la ville avec la consternation de ceux qui ne l'ont pas vue depuis longtemps. Pendant qu'une nouvelle Oran aux couleurs de la mondialisation, moderne mais impersonnelle, jaillit sur les hauteurs, l'ancienne périclite… Tant de beautés flétries font mal à l'œil et au cœur. Même le prestigieux boulevard de la Soummam n'a pas échappé au dégoulinement délétère. Comme tondu, le Cintra n'a plus de terrasse et ses murs ont été décorés sans goût. La Banque d'Algérie a heureusement gardé sa prestance de temple grec avec ses colonnes doriques. Mais tout le reste désespère, sauf en haut, le Royal Hôtel, magnifiquement restauré, laissant imaginer ce qu'Oran pourrait être, soit une des plus belles villes de la Méditerranée, ce qu'elle était encore il y a 25 ans encore… Mais comment échapperait-elle au triste destin des villes algériennes qu'une peste d'indifférence et de bureaucratie, plus bubonique que celle de Camus, lessive de toute trace de beauté… Du coup, on comprend mieux les tristes intonations de la voix langoureuse d'Ahmed Wahbi lorsqu'il chantait Oran. Jeudi 23 avril 2009 Y. K. passe à 8h50, la porte à tourniquet du Royal Hôtel qui a offert ses salles pour l'évènement. Le rendez-vous est à 9h. Sa ponctualité rappelle la discipline qui fut l'ordinaire de sa carrière militaire. Démarche lente mais assurée, sourire serein et discret. Poignée de main chaleureuse. L'homme semble apaisé après des années de « déboires » avec la presse algérienne qui l'avaient amené à penser qu'elle lui était hostile. Il reste encore sur ses gardes, mais pas plus que ne l'exige le statut d'interviewé. Les lieux y sont peut-être aussi pour quelque chose : cette ville qui compte tant pour lui, la bibliothèque de l'hôtel, emplie de beaux livres et de gravures d'art, rare exception dans notre hôtellerie... Il insiste sur le caractère exceptionnel de son dernier roman, qu'il aurait porté en lui depuis deux décennies. Un livre pour la réconciliation historique ? La réponse est claire : non, ce n'était pas l'intention, mais si cela peut y contribuer… Le cinéma et l'écrivain. Une consécration dont il avoue toute la fierté qu'il en tire. Peut-être aussi une indication sur sa manière d'écrire qui tient compte de l'adaptabilité au cinéma de ses romans. Il ne réfute pas d'ailleurs d'être considéré comme proche de l'école anglo-saxonne. Nous parlons des deux livres qu'il a publiés sous d'autres pseudonymes. Unique : des pseudonymes d'un pseudonyme ! Reliquat des techniques de camouflage ? Plaisir d'avancer masqué, auréolé de mystères ? Il avoue pour le premier, « Frenchy », un besoin de père de famille. Mais il revendique le droit d'écrire ce qui lui chante sans devoir répondre d'un statut personnel (lire interview pp. 22-23). Déjeuner au Saint-Tropez, tenu par un Français. Y. K. se laisse aller aux plaisanteries, n'hésitant pas à rire de ses défauts… Arcady arrive en retard avec son équipe d'un repérage à El Melleh, le fameux Rio Salado où se passe l'essentiel du roman. Les premiers repérages ont duré plus que prévu. Une erreur de trajet a fait le reste. Avec lui, des techniciens ainsi que l'exubérant Bachir Deraïs, coproducteur exécutif pour l'Algérie et Areski Larbi qui participera aux décors. 16 h. Au Royal Hôtel toujours, une petite foule. La salle de conférences est déjà pleine. Les chaises viennent à manquer. Certains resteront dehors. L'écrivain se livre avec bonheur aux questions des lecteurs, pour beaucoup des expressions d'admiration. Il y a là, tel un fan de rock, un sexagénaire très sérieux, venu spécialement d'Alger pour rencontrer son auteur préféré. 18 h. Rendez-vous au TRO pour la première de L'Attentat adapté par Mourad Senoussi et mis en scène par Ahmed Khoudi. En passant, regard sur la place d'Armes et son Hôtel de ville. Les deux lions sont toujours là. Pourquoi cette impression qu'ils ont perdu de leur prestance fauve ? Le Théâtre d'Oran, l'un des plus beaux d'Algérie, sinon le plus beau, petit mais magnifique avec ses colonnades, ses moulures, la statuaire de son frontispice. Il avait été restauré, non ? A vérifier. En tout cas, il semble aussi frappé de lassitude que les lions d'en face… Mais c'est sur scène qu'un théâtre vit. La pièce commence devant une salle pleine à craquer. Les Oranais ont toujours aimé le théâtre. Ils le vivent dans leur gouaille, leur générosité ordinaire. Quelle témérité que d'avoir choisi ce texte dont les ingrédients littéraires ne sont pas transposables directement sur les planches ! D'ailleurs, quel roman est transposable dans une autre discipline sans reformulation artistique ? L'adaptateur a trop collé au texte. Directeur de la chaîne régionale de la TV, a-t-il été absorbé par le petit écran ? Impression de série algérienne, façon Ramadhan, en plusieurs passages. Longueurs insupportables. Plans statiques. Paroles sans action. Décor inexpressif. Les comédiens ont beau se démener avec plus ou moins de bonheur, rien n'y fait. On n'entre pas dans la pièce. A la fin. Y. K. aura des propos encourageants. Attitude compréhensible car on a envie aussi de soutenir ces efforts dans un pays où la création théâtrale est si difficile. Mais non, même les planches peuvent être pavées de bonnes intentions. Cela mérite d'être retravaillé et d'abord reformulé dans le langage théâtral. Dans le hall, rencontre avec le président de l'APC d'Oran, Saddek Benkada. Il nous confie son désir de renouer avec la dynamique culturelle d'antan. Propos sur les années 1980 où elle était devenue un pôle plus vivant que la capitale autour du centre (le CRIDSH) animé par Abdelkader Djeghloul, de l'université et de ses séminaires passionnants, du TRO auquel Alloula avait insufflé une aura, du raï parti à l'assaut des oreilles du monde… L'élu nous parle de l'Année Guermaz à laquelle Oran compte participer activement. Echanges avec Zakia Kebir, ancienne de la culturelle d'El Djemhouria, aujourd'hui dans la régionale. Elle espère que les choses reprennent. Quelques signes de frémissement comme ce beau colloque international en hommage à l'historien Mahfoud Kaddache du CRASC d'Oran (Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle), avec sa participation de haut niveau. Allez Oran ! Encore un effort. Vendredi 24 avril 2009 11h . Un tour du côté de l'Antinéa où vivait Zoubida Hagani qui dans son F3, telle une marquise des Lumières, recevait artistes, écrivains, journalistes, cinéastes… Partie trop tôt celle qui criait auJ. T. lors de l'enterrement de Alloula :« Ils ont tué un lion ! ». En face, le marché Michelet où son mari, Abdelkader, grand psychiatr, avait fatalement glissé ! Dans l'après-midi, visite à la veuve du Pr. Malek Zirout. Pneumologue, il été aussi peintre, écrivain, poète… Un personnage : ancien officier de l'ALN, député à l'indépendance, premier ambassadeur d'Algérie à Cuba. il avait signé une BD détonante, La route du sel, seule œuvre publiée. Ghania s'adonne aujourd'hui à la céramique. Emotion des souvenirs. Pas le temps de rendre visite à Mohamed Sehaba, immense poète. Ni à Abdou El Imam, linguiste émérite, membre du conseil des langues de l'Unesco, ni à d'autres encore, enfants talentueux et dignes de cette ville magnifique. Discrets comme seuls savent l'être les authentiques. Petit pèlerinage à Kristel. Sur la route, comme partout, des constructions hideuses. Chantier immense de la salle des congrès de Sonatrach où doit se tenir l'an prochain le sommet de l'OPEP. Impressionnant. Le dernier tronçon de route a été sauvé, bijou de route méditerranéenne, lentisques, lavandes, maquis odorants. Le Maghreb approchant livre un soleil immense et rougeoyant. Tout juste le temps de gagner le Royal Hôtel pour une autre rencontre. Ce n'est plus le roman qui est à l'affiche, mais son adaptation. Présents : également des confrères français : Christine Rousseau du Monde des Livres, des équipes de France 2, Orange TV, Canal Plus, CinéCinéma, France Info, Studio 37, VSD… Tout ce beau monde pour un lancement appuyé par Fadela Amara, secrétaire d'Etat chargée de la politique de la ville dans le gouvernement français, cependant en visite privée, ce qu'elle a marqué en s'asseyant parmi l'assistance. « Ce qui m'a amené ici, nous déclare-t-elle, c'est ce beau projet de film qui permet de sublimer une certaine réalité algérienne et me permet de relier les deux pays que j'aime : l'Algérie et la France. Tout ce qui peut aller vers leur rapprochement trouvera toujours mon soutien. » Serait-elle la marraine du film ? « En tout cas, répond-elle, je serai heureuse de contribuer à son succès. » Le budget est pour l'instant de 17 millions d'euros, sans doute un record en Algérie. Ce montant s'explique, selon Arcady, par la production d'une version télé en trois parties et d'une autre pour le cinéma. Il s'agit en outre de reconstituer les décors et costumes d'époque, dixit Arcady qui a envisagé de recourir aussi à des studios de cinéma tunisiens, le producteur Ben Ammar étant de la partie (avec Arcady Prod., Orange TV, Canal Plus… et Les Films de la Source de Bachir Derraïs). Sur l'option studios, un participant fait valoir qu'il existe encore en Algérie des « morceaux intacts de passé ». Pour Arcady cependant, rien n'est définitivement arrêté. Le tournage débute en 2010, les repérages viennent à peine de commencer. Il signale combien il est attaché au cinéma algérien. Son film pourrait contribuer à attirer des grands tournages en Algérie et former de nouveaux techniciens. « L'Algérie, a-t-il affirmé, peut devenir une terre de cinéma extraordinaire ». Il confie ce rêve que le visa soit supprimé pour les natifs d'Algérie. Il lui est signalé que ceux-ci viennent régulièrement en visite à Oran et d'autres régions. Mohamed Bensalah, spécialiste du cinéma à l'université d'Oran, souligne encore que l'une des premières projections au monde a eu lieu à Oran à la fin du XIXe siècle. L'auteur et le réalisateur sont plusieurs fois interpellés sur le problème de l'adaptation. Y. K. déclare toute la confiance qu'il place en Arcady et sa position de respect de son travail de création. Le réalisateur révéle que c'est lui qui a demandé à l'écrivain d'être plus présent. Question casting, Isabelle Adjani a exprimé le souhait de jouer dans le film. Mais grande préoccupation aujourd'hui est de trouver l'interprète de Younès, Jonas. La recherche sera lancée en France et en Algérie. Il reste à espérer que le film ne sera envisagé et perçu que pour ce qu'il peut être. Si son contenu, comme déjà celui du roman, recouvre sans doute une symbolique forte, il reste l'adaptation au cinéma d'une œuvre littéraire. Soit un film qui peut contribuer à des rapprochements mais ne saurait les remplacer.