Le chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, n'a pas hésité à parler de manipulation pour expliquer les dessous des nombreuses émeutes qui secouent actuellement le pays. « Nous barrerons la voie aux manipulations actuelles de rentiers et de politiciens à la suite de la récente augmentation de ces marges (ndlr, hausse des prix des produits énergétiques). Puis se montrant carrément menaçant, le chef du gouvernement brandit le bâton pour dire que l'autorité n'hésitera pas à recourir à la répression pour mettre fin aux manifestations : « L'ordre sera rétabli et la loi rigoureusement appliquée. » Il en fut ainsi : les menaces d'Ouyahia n'étant pas de vagues mises en garde, la politique du gourdin entra rapidement en action sous forme d'interventions policières plutôt musclées. Les juridictions s'alignant juste derrière les boucliers de la police antiémeute montrèrent de leur côté un empressement zélé à ordonner de nombreux mandats de dépôt à l'encontre de jeunes manifestants surpris dans le feu de l'action protestataire. Qu'y a-t-il en réalité derrière cette effervescence émeutière ? Quel parti politique (légal ou clandestin) serait capable de faire sortir des masses aussi nombreuses, d'habitude paisibles et peu revendicatives ? L'organisation qui manipulerait ainsi les foules, si l'on en croit les propos alarmés d'Ouyahia, serait implantée à travers tout le territoire national et disposerait d'une puissance redoutable pour pouvoir mobiliser la plupart des habitants de certaines villes et la totalité des villages où il y eut des manifestations. En réalité, l'auteur de cette subversion est un parti connu qui n'active pas dans la clandestinité, mais en plein jour sous le nez et certainement même avec la complicité de certains pans du Pouvoir. Il s'appelle paupérisation. Ses militants sont tous fichés et répertoriés comme du temps des fameux Bureaux de la sécurité et de la prévention (BSP). Il s'agit de l'extrême indigence, de la faim, de la pauvreté absolue, du chômage chronique, de la mauvaise scolarité et autres cohortes qui font naître les terribles colères du désespoir. Tout dernièrement, ces fauteurs de trouble ont été rejoints par un agent subversif puissant : le froid d'un hiver rigoureux. Le hasard a voulu qu'une vague glacée d'une sévérité sans précédent depuis trente ans déferle sur le nord du pays juste au moment où le gouvernement décidait l'augmentation des prix des produits énergétiques de large consommation. Comme l'organisation étatique est faible à cause de l'absence de démocratie et des tendances à l'exclusion pratiquées par les clans qui se relayent au pouvoir, la population se retrouve dans une mauvaise passe dès qu'il y a la moindre anicroche. Profitant de l'aubaine ainsi que des faiblesses de la distribution des produits énergétiques, les spéculateurs portèrent les prix de la bonbonne de gaz et des autres produits de chauffage à des niveaux hors d'atteinte des bourses des villageois, des paysans et des montagnards. Généralement, ce genre de situation s'installe sur un humus fait de rancœur et de ressentiment hostile à l'autorité parce que les problèmes connus depuis l'indépendance du pays - absence de route goudronnée, faiblesse dans l'approvisionnement, manque d'électricité, école ne fonctionnant qu'occasionnellement - n'ont jamais connu de véritables solutions. Maintenant, puisqu'il n'existe plus d'opposition, la population et ceux qui la gouvernent se retrouvent face à face. Mais Ouyahia n'a pas intérêt à évoquer cette réalité. Ce serait admettre que le Pouvoir ne fait pas ou du moins ne fait que peu de chose, alors qu'il n'y pas longtemps la population a été gavée de promesses, notamment durant l'année d'avant la dernière élection présidentielle ainsi que pendant la campagne électorale qui a précédé ce scrutin. Ce dernier, faudrait-il le rappeler, était accompagné de nombreuses attentes populaires. Aujourd'hui, la population demande des comptes concrets, c'est-à-dire des solutions palpables, telles qu'elles ont été promises, et n'hésite pas à l'exprimer bruyamment. Comme le Pouvoir a éliminé toutes les voix divergentes, il lui est indispensable d'inventer des opposants fantasmagoriques pour justifier ses ripostes violentes. Est-il besoin de rappeler qu'Ouyahia n'a jamais hésité à recourir aux moyens - y compris la répression - que nécessite, selon lui, la conjoncture pour rétablir l'avantage au profit du Pouvoir ? Une fois encore donc, on reconnaît là le style rude et répressif de gouvernement propre à l'actuel chef de l'Exécutif. Il a piloté la naissance d'un parti qui s'est retrouvé grand vainqueur des élections juste quelques mois après son apparition. Les salariés se rappellent qu'il a usé de son autorité pour puiser dans leurs poches sans même leur demander leur accord pour faire face à des urgences financières. On comprit qui est en réalité Ouyahia lorsque le pot aux roses fut découvert : plus de cinq cents élus du RND, dont des centaines de présidents d'APC, se retrouvèrent en prison pour détournement de fonds. La cause est donc entendue : pour pouvoir taper sur des émeutiers qui ont faim, qui tremblotent de froid ou qui vivent dans le désespoir, Ouyahia ainsi que son responsable direct, le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, ont besoin de diaboliser ces pauvres hères.