Gabbla n'est pas de ces films destinés à de grandes distributions mais il est sans doute de ceux qui placent une écriture cinématographique, distinguent l'originalité d'un talent et de ce fait, peuvent marquer l'histoire du cinéma. Après avoir décroché le prix Fipresci de la critique internationale à la 65e Mostra de Venise en septembre de l'année dernière, il vient de se voir attribuer le Prix spécial du Jury du dixième Jeonju international film festival en Corée. Tenu du 30 avril au 8 mai, ce festival est le deuxième de Corée après le Festival international du film de Pusan. Jeonju a accueilli cette année 200 films issus de 42 pays. C'est dire que le film de Tariq Téguia avait fort à faire pour se distinguer. Une bonne récompense dans un festival connu pour encourager les démarches novatrices et les films de qualité. Mais surtout, en recevant ce prix en Corée, dans un contexte culturel différent de celui de l'ouest, Gabbla (titre international : Inland) montre que la critique élogieuse et parfois dithyrambique, qu'il a reçue en Europe et notamment en France, n'était pas infondée et s'appuyait sur une appréciation réelle de son potentiel artistique. Jacques Mandelbaum, critique au journal Le Monde, avait par exemple affirmé : Par son sens de la cruauté, de l'absurde et de la révolte, par sa beauté solaire et minérale, par son profond humanisme qui hurle silencieusement à perte de vue, ce film semble multiplier Kafka par Camus et y additionner Antonioni. L'équation est complexe, son résultat bouleversant. Dans Télérama, Jacques Morice avait pour sa part eu ces mots enthousiastes : « Tracer, marquer le territoire de son empreinte, suivre sa propre route, rejoindre une frontière imaginaire autant que géographique, voilà le programme. Il faut sans doute remonter au Gerry de Gus Van Sant pour trouver une vision du désert aussi vibrante. A moto ou en train, en voiture ou à pied, la traversée donne lieu à des plans qui disent la soif ardente de se perdre pour mieux s'émanciper. » Mêmes attitudes admiratives dans le quotidien Libération qui n'a pas hésité à établir des comparaisons qui peuvent paraître grandiloquentes : « En 1940, il avait fallu deux heures à John Ford pour raconter la traversée du paysage américain par les Okies des Raisins de la colère. Soixante-dix ans après, il faudra dix-huit minutes de plus à Tariq Teguia pour s'enfoncer plus loin dans le désert d'Algérie, y perdre quelques illusions et, tel un John Ford berbère, transmettre à son tour en film l'expérience d'un homme qui a pris quelques kilomètres d'avance sur sa communauté ». Le journaliste va jusqu'à qualifier Téguia de « plus beau cadeau qui nous ait été offert depuis longtemps pour faire avancer le cinéma qu'on aime. » De même, les fameux Cahiers du Cinéma dans leur édition du mois dernier avaient consacré neuf pages au film, ce qui n'est pas rien… Il est donc établi que si le film n'est pas accessible aux grands publics que l'on a habitués à voir des productions formatés sur le modèle hollywoodien (qui comporte aussi des chefs-d'œuvre), il suscite un intérêt qui dépasse sa thématique et s'inscrit dans le domaine de l'esthétique. L'engouement des critiques et des cinéphiles pour Gabbla s'explique aussi par le manque de productions qui osent imaginer de nouvelles façons de filmer et qui ne craignent pas de bousculer les canons établis du cinéma. C'est un risque considérable qu'a pris Tariq Téguia mais qui s'est avéré au final un beau risque. Dans le cadre de notre cinématographie nationale, c'est un risque encore plus grand quand on en est encore à reprendre la production et que tout un chacun attend que le film qui sort soit celui de ses rêves. Or, une cinématographie ne peut exister que dans la vitalité de sa diversité. Il nous faut certes des films grand public, encore que ce soit une gageure, sinon un paradoxe, vu l'absence de réseau important de salles, des films comiques, des dramatiques, des tragi-comiques, des historiques et des sociaux, et des policiers… Et des films comme Gabbla qui nous invitent à réfléchir, à découvrir un autre langage, sans forcément plaire, et qui, comme cela s'est déjà passé dans l'histoire du cinéma, sont en mesure de souligner qu'un film est d'abord une œuvre et qu'une œuvre est le fait d'un auteur et non d'un faiseur.