– Une campagne d'alerte sur le harcèlement sexuel est lancée par des organisations féminines et de défense des droits des travailleurs et travailleuses. Pouvez-vous nous donner les raisons et l'objectif de cette campagne ? – L'article 341 bis qui incrimine le harcèlement sexuel est une victoire pour les femmes, une victoire de nos luttes. D'abord sur le plan symbolique, car son existence signifie la condamnation du harceleur et la réhabilitation de la victime. Il n'en a pas toujours été ainsi. Mais son importance pratique est aussi considérable : il constitue un point d'appui précieux dans les pénibles procédures entreprises par les victimes. Sur ce terrain, nous avons relevé des insuffisances. Ainsi, il est arrivé que des témoins qui ont eu le courage et le mérite de témoigner en faveur de victimes subissent des sanctions allant jusqu'au licenciement. Les victimes ne peuvent saisir la justice sans des preuves ou des témoignages de ce qui se passe le plus souvent dans l'intimité d'un bureau. Aucun harceleur n'agit en public. Il est protégé par le secret qui entoure ses agissements, alors que celle qui subit, ceux qui témoignent et la presse qui porte l'information risquent des condamnations, accusés par le harceleur de diffamation. Nous en avons comme exemples les procès actuels des travailleuses de la Banque d'Algérie et du quotidien El Djazaïr News que nous soutenons dans ces épreuves très difficiles. Cette campagne est motivée par la nécessité de soutenir des travailleuses qui ont osé braver les interdits et les tabous en dénonçant le harcèlement. Nous préparons notamment, pour le 25 novembre, une journée contre les violences à l'égard des femmes. Cette campagne aboutira, espérons-le, à des propositions d'enrichissement de la loi. – Le harcèlement est une agression et une atteinte à la dignité humaine. Est-il possible de connaître l'étendue de ce délit à travers des chiffres ? – Nous ne pourrons jamais chiffrer exactement l'étendue du phénomène. La plupart des victimes n'osent pas dénoncer leurs bourreaux. Les sondages effectués aux USA ou dans certains pays européens révèlent que nombreuses sont les femmes qui subissent une violence au cours de leur vie, jusqu'à une sur trois, voire une sur deux dans certains pays. Dans notre contexte spécifique, les données manquent. Nous savons toutes et tous que le phénomène est beaucoup plus important que les cas qui ont été enregistrés au niveau de notre centre d'écoute, soit plusieurs centaines chaque année, malgré les horaires étriqués du centre et les moyens humains insuffisants. – Les victimes de harcèlement ne sont pas nombreuses à porter plainte, pourquoi ? – Le tabou et l'interdit du sexuel sont un frein. En parlant, la femme a peur de la réaction de son entourage professionnel, elle craint les réactions de sa famille. De plus, il ne faut pas oublier que le harceleur isole sa proie. C'est une humiliation de longue durée, subie dans le secret et la solitude. La victime est affectée psychologiquement. Des maladies psychosomatiques peuvent survenir. Sa vie privée s'en ressent, elle sombre dans la dépression nerveuse, elle devient agressive et n'a plus la capacité de réagir seule face à cet adversaire qui, ne l'oublions pas, est son chef. Et tout l'entourage qui la rejette pour avoir provoqué le sexuel. Bientôt, ses absences ou son rendement professionnel faciliteront les sanctions et les représailles administratives du chef harceleur. C'est pourquoi les psychologues comme les militantes recommandent à celle qui subit cela de ne pas rester seule avec une douleur qui la détruit. Il faut parler à une personne de confiance, à un psychologue. C'est la première démarche à effectuer. C'est aussi la chose la plus importante. Il restera la difficulté de prouver les agissements du chef. – Que doit apporter le législateur à la loi afin d'encourager les victimes à poursuivre l'agresseur et le pousser à répondre de ses actes répréhensibles devant le juge ? – Nous en sommes à la consultation des juristes et des spécialistes. Notre intention est de protéger les témoins et les victimes qui osent se défendre. Notre expérience concrète a montré que souvent ils subissent des représailles. – Les interdits et les tabous dont est pétrie la société algérienne, parfois l'ignorance de la loi, font que les victimes choisissent souvent de fuir la situation de harcèlement au lieu de l'affronter. Préconisez-vous d'associer les entreprises à un travail de sensibilisation à même d'expliquer les voies de recours en cas de harcèlement ? – Ces interdits sont universels et ne sont pas propres à la société algérienne, même si notre pays a connu une vague rétrograde dans les années 1990 dont il se remet très lentement. Les entreprises doivent inscrire dans leur règlement intérieur la sanction du harcèlement. Les syndicats ont le devoir d'inscrire ce point dans les conventions collectives. Certaines entreprises (dont Sonatrach) ont pris l'initiative d'installer des observatoires du travail féminin qui permettent d'instaurer une vigilance tant sur le harcèlement sexuel que sur l'égalité d'accès à la formation et à la promotion et les relations ordinaires de travail. – Contrairement aux idées reçues, les hommes sont parfois victimes de harcèlement. Subissent-ils le même type de harcèlement que les femmes ? – La CNFT a été saisie plusieurs fois par des jeunes travailleurs qui subissent un harcèlement sexuel. Le phénomène a évidemment moins d'ampleur. C'est assez poignant. Nous n'avons pas rencontré encore de harcèlement sexuel par des responsables femmes, mais le phénomène existe, moins important, à travers le monde. Dans ce dernier cas, le sentiment d'humiliation est différent. Face à une femme, la victime serait confortée par l'idéologie patriarcale dominante à travers le monde qui dévalue l'ensemble des femmes malgré les évolutions différenciées d'une société à l'autre. Rappelons-le, le harcèlement sexuel repose sur l'autorité hiérarchique, administrative ou pédagogique du harceleur. La loi n'appelle pas harcèlement sexuel la violence ou la persécution sexuelle quand elle est hors d'un rapport d'autorité. Même si, en tant que femmes, nous combattons aussi ces violences sexistes. Tout ceci se distingue, bien entendu, de la séduction, de la sollicitation même insistante de la drague. – Existe-t-il un métier ou un secteur particulièrement touché par le phénomène de harcèlement sexuel ? – Aucun secteur, aucun métier n'échappe au phénomène. Il repose sur deux principes. D'abord le pouvoir de l'agresseur, fort de son poste d'autorité. Ensuite, le statut d'infériorité prêté par la société à la femme victime. Nous avons été surprises de découvrir que cela concernait les femmes les plus diverses, de la femme de ménage sans qualification aux personnes les plus instruites disposant parfois d'une responsabilité qui se voient agressées et humiliées par leur supérieur. La victime peut être revêtue du djelbab le plus rigoureux, habillée de façon austère ou coquette, cela n'y change rien ; elle peut être vieille ou jeune, expansive ou réservée. Les secteurs modernes de la presse ou les agences d'informatique n'échappent pas plus au phénomène que l'université, car son extension repose sur la précarisation qui s'est radicalisée avec le choix libéral, sur le travail au noir qui tend à devenir la norme dans le privé, sur les contrats temporaires qui se généralisent même dans le secteur public, sur la rareté de l'emploi avec les difficultés sociales qui rendent indispensable le salaire de chaque membre de la famille… Nos témoignages proviennent de tous les secteurs, du public comme du privé. Mais la répartition de nos cas à travers les secteurs donnerait une idée déformée de la réalité. Paradoxalement, les secteurs les plus touchés, les plus accablés par le harcèlement ne donnent pas lieu à beaucoup de dénonciations. Je pense à ces femmes travaillant dans des ateliers de couture clandestins qui me suppliaient de ne pas intervenir pour ne pas risquer la fermeture de l'atelier et son transfert vers d'autres lieux avec d'autres travailleuses surexploitées. Nous réfléchissons à une stratégie pour prendre en charge ces cas, mais il n'y a pas de solution sans aller aux sources du problème. Il faut supprimer le travail au noir, les zones de non-droit qui s'étendent. Il faut combattre la généralisation des contrats temporaires et imposer partout un contrat de travail décent. Il faut garantir la liberté d'expression des travailleuses et leur droit syndical. Nous lançons un appel pour que tous se sentent concernés par la détresse des victimes et la dignité des témoins que nous devons protéger. Que la solidarité s'étende ! Ecrire à l'adresse : [email protected]