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Construire notre image
Publié dans El Watan le 02 - 04 - 2009

Certes, sur le marché international de l'art, en raison aussi de son caractère reproductible, elle est demeurée sur des cotations bien inférieures aux peintures, mais ces dernières années — et particulièrement depuis le début 2009, avec l'effet de souffle de la crise économique —, elle prend de l'importance.
Raisons : ses prix moins élevés mais surtout l'émergence dans le public d'une nouvelle génération, élevée au biberon de l'audiovisuel ainsi que la popularisation dont elle a bénéficié à travers de grandes expositions, des galeries spécialisées et surtout son introduction dans les manuels scolaires où elle ne sert pas qu'à illustrer, mais est devenue un objet d'étude dès l'école primaire.
Cette remontée de la photographie n'est que justice car on oublie souvent le rôle capital et révolutionnaire qu'elle a joué dans l'évolution de l'art. Ce n'est qu'après son invention au XIXe siècle que la peinture moderne a pu naître, en libérant les artistes de la nécessité de reproduire le réel. Et le développement de la peinture contemporaine, à partir des années soixante, est dû aussi en grande partie à son évolution technique et à celle de ses dérivés techniques audiovisuels (caméra, vidéo, image numérique..). Mais, parallèlement, plusieurs photographes, ou artistes versés dans la photographie, se sont rendu compte, assez tôt de ses immenses capacités esthétiques.
Et tandis que la presse, la publicité ou la science se préoccupaient de l'utiliser pour informer, séduire ou découvrir, sa branche artistique s'est tellement développée qu'elle a été une des causes essentielles du passage des «Beaux Arts» que l'humanité trainait depuis quasiment l'Antiquité aux «Arts plastiques» dont la photo est devenue un membre à part entière
Ce parcours universel a connu une trajectoire bien différente en Algérie du fait de l'état de développement des arts mais, également, et de manière indissociable, de son statut dans la société. Longtemps limitée aux fonctions d'état civil ou aux albums de mariage ou de circoncision, elle a toujours fait l'objet d'une méfiance terrible, initialement héritée de la période coloniale où les Algériens étaient parqués pour être photographiés à leur corps défendant par les militaires, mais aussi des réflexes issus des années de plomb où tout porteur d'un boitier était immédiatement suspect.
Les choses ne se sont pas arrangées puisqu'à Alger ou ailleurs, le photographe professionnel ou amateur est souvent perçu de manière assez hostile par de nombreux citoyens, mais aussi interpellé par les agents de l'ordre public qui réclament une autorisation de photographier dont l'absence conduit souvent au poste le plus proche. Quand on fait de la photographie d'art (normalement pour l'amour de l'art), il est difficile alors de justifier pourquoi on a pris, sur le coup d'une inspiration, une vue d'un vieil immeuble de sa ville ou un couple de pigeons roucoulant sur une balustrade ! Cela se passe au temps où les satellites sont en mesure de lire avec une résolution incroyable la page du livre que vous lisez dans la cour de votre grand-père et que des millions de portables se baladent dans l'espace public avec des possibilités inimaginables, il y a peu, de photographier et de filmer…
Ces contraintes, comme le manque de soutien aux arts et à la photographie en particulier, n'ont pas empêché l'émergence, dans les années 70 notamment, d'une poignée de photographes d'art venus après les pionniers tels le défunt Kouaci qui avait appris au maquis les secrets du métier ou Khellil, «porte-parole» visuel du Grand Sud et dont la boutique sous la Faculté centrale d'Alger est une icône de la ville.
Parmi eux, Ali Maroc, sans doute l'aîné de cette deuxième génération, Ali Hefied qui a notamment immortalisé les grandes figures de l'art algérien, Nacer Medjkane, plus attaché à la notion de «l'instant», comme Cartier-Bresson l'avait développée, Amirouche qui a introduit chez nous les interventions graphiques sur clichés, Mohand Abouda, chantre des terroirs, Kamel Khalfallah qui s'est apparemment complètement retiré, Halim Zenatiqui vit en France désormais et a publié ici un album sur Alger et notamment Belcourt, etc.
Travaillant la plupart du temps dans la presse, où la photographie a servi et sert encore généralement d'illustration «secondaire», ils se sont efforcés de «créer» en marge de leurs emplois, sans rencontrer de soutiens ni de reconnaissance, alors que leurs œuvres sont non seulement des pièces d'art, mais aussi des expressions précieuses de notre société à divers moments de son évolution. Sont venus par la suite de plus jeunes (pas forcément par l'âge), tels Sid Ali Djenidi, Kays Djlilali ou Tayeb Mefti, plus centrés sur le reportage, préoccupés de faire découvrir des patrimoines méconnus du pays, souvent fascinés par notre Sahara.
Parmi eux, Amar Bouras s'est attaché à une option résolument contemporaine, utilisant le cliché comme élément de composition graphique. On peut ajouter là les photographes de l'émigration dont certains, comme Nadia Ferroukhi, Bruno Hadjidj ou Farida Hamak connaissent des carrières internationales prestigieuses.
Les efforts de ces prédécesseurs, dont la plupart sont encore productifs, ont permis un passage ténu mais prometteur vers une nouvelle génération. De ce point de vue, l'exposition que le MAMA inaugurée hier, sous le titre de «Regards reconstruits» apporte du baume au cœur de tous ceux qui croient au potentiel de la photographie algérienne. Onze artistes dont deux jeunes femmes, y présentent leurs travaux qui étalent toute la palette de la photographie d'art, oscillant entre la prise de vue directe, les mises en situation et les traitements plastiques. Le commissaire de l'exposition, Omar Meziani, explique ainsi la démarche de l'exposition, ainsi que son titre : «Le regard se reconstruit à chaque mouvement de l'œil. Notre vision de l'espace est continuellement déconstruite pour se reconstruire dans notre cerveau, à travers une alchimie organique.»
Ce phénomène naturel de déconstruction-reconstruction, qui n'est pas sans rappeler les thèses du philosophe Jacques Derrida qui n'est apparemment pas né pour rien à Alger, apparaît bien aussi comme celui de la vie et de la création. Les onze photographes présents en donnent une belle illustration.
Saisissants mixages de visages et de matériaux architecturaux chez Samir Abchiche qui nous suggère que l'homme se construit en construisant ou que le patrimoine est un être vivant. La sensible et talentueuse Rachida Azdaou tisse des couleurs diaphanes, obsédée par la lumière en lutte contre l'obscurité, dans un théâtre où le réel se voile et se transfigure pour mieux interroger. Puis c'est Khaled Laggoune qui fait découvrir l'insoupçonnable poésie du port d'Alger, parvenant même à donner de l'âme à des containers. Tariq Ilès, pour sa part, met en scène la mer et ses rivages nocturnes, inquiétants mais magnifiques, qui auraient sans doute emballé un Victor Hugo dans ses Contemplations. Vieille pratique enfantine qui donne très tôt à l'homme l'envie d'une interprétation anthropomorphique des formes de la nature avec Fayçal qui chasse les érosions de roche et les circonvolutions d'écorces.
Et puis, surgit Mohamed Guesmia, dit Guès, qui a pris le parti d'aller vivre à Timimoun, propose à notre regard sur vidéo des flous de fêtes sahariennes qui rehaussent la notion de mouvement et rompent avec l'imagerie folklorique pour aller vers le sens profond, voire grave, de la fête. Place à la scène urbaine et au noir et blanc chez Hakim Guettaf et Sélim Aït Ali qui offrent une image d'Alger digne de grands photographes sur certains clichés. Du port à la gare, à deux pas, ou plutôt à vue d'œil, où, sans présence humaine, les quais et les rails de Naïma Saâd Bouzid racontent des histoires d'une sobriété qui parvient à l'émotion, sinon à la nostalgie (N et B). Poursuivant sa thématique des visages qu'il avait déjà entreprise en y accolant des signes et calligraphies, Zakaria Djehiche, peut-être dans une allégorie paradoxale de la transparence et de l'oppression, les montrent écrasés sur des vitres, les traits déformés dans un clair-obscur qui obligeait sans doute le noir et blanc.
Enfin, Abderrahmane Ouattou met en scène de manière admirable (N et B relevés discrètement de couleurs d'aquarelles) la féminité en butte à ses désarrois et ses désespoirs.
Onze raisons donc d'aller rue Larbi Benmhidi, seul, en bande ou en famille, pour découvrir ces jeunes artistes et reconstruire votre regard en les encourageant de votre présence. Si quelques œuvres portent d'inévitables réminiscences, rappelant parfois tel ou tel photographe, elles sont toutes empreintes de sensibilité et de créativité et, pour certaines, d'un talent déjà affirmé. C'est peut-être là l'autre sens du titre de cette exposition, soit celui de «regards qui se construisent». Et c'est là tout l'enjeu que portent pour nous ces artistes dans une société dont la principale urgence, à nos yeux, est d'apprendre à nous regarder, c'est-à-dire à nous accepter, en construisant notre image qui ne peut être que plurielle.


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