Parfois, sinon la plupart du temps, la paternité d'une belle expression se perd à tout jamais dans la nuit de la mémoire. On en fait usage, avec bonheur, sans qu'il vienne à notre esprit de rendre hommage à celui ou à celle qui lui a donné naissance, chez tel peuple ou tel autre. C'est que la force de la langue, n'importe quelle langue, est révélatrice d'un certain esprit communautaire propre à toute l'humanité. En consultant, ces derniers jours, ma bibliothèque personnelle, je suis tombé sur « Zahr Al-Adab » (florilège littéraire), un livre maghrébin du 11e siècle écrit par d'Al-Hossari Al-Qayraouani. Le hasard de cette promenade littéraire me mit face-à-face avec l'expression « Milh Al-ardh » (le sel de la terre), que je croyais être, jusque là, une expression à connotation biblique avec des échos dans les temps modernes, comme particulièrement le fameux film de Herbert J. Biberman, réalisé en 1953, au plus fort du maccarthysme en Amérique. Ce besoin instantané de faire des phrases et des expressions, ou encore, de redonner du lustre à telle sensation ou autre, enfouie dans notre subconscient, c'est ce qui fait le charme de toute l'activité langagière. C'est là, justement, que l'interprétation proprement dite se révèle superflue puisque l'ensemble de l'humanité se retrouve, en l'espace de quelques secondes, et comme par enchantement, dans sa nature première, celle d'avant Babel, à l'époque où les hommes pouvaient communiquer et s'entendre facilement tout en usant de diverses langues. Il s'agit donc ici du sel de la langue dont on fait usage à profusion sans recourir à des palliatifs çà et là. Paternité pour paternité, ce même hasard me fit rappeler ma rencontre avec mon ami, le poète algérien Djamel Mokhnachi (1938-1992), devant l'entrée de l'hôtel Hilton, à Tunis, en 1970. Je le trouvais fort préoccupé par la notion de « négritude » telle qu'elle avait été développée alors par le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001). Mon ami voulait, coûte que coûte, sculpter pour ainsi dire un terme, ou une tournure équivalente à même de refléter l'état des lieux politiques de l'instant, c'est-à-dire, les relations des peuples d'Afrique du Nord. « Et pourquoi pas, Maghrébinité ? », s'interrogea-t-il alors avec un grand sourire. C'était à une époque où ce mot était loin de revenir sur les lèvres de nos politiciens. Il me plaît aujourd'hui d'en attribuer la paternité à Mokhnachi. Ce qu'il y a de particulier avec ces tournures, c'est qu'on ne s'en sert que rarement, dans nos écrits ou dans nos discussions, à l'image du sel dont on se contente d'une seule pincée, voire d'un seul soupçon pour relever nos mets. C'est pourquoi elles jouissent d'un statut spécifique dans toutes les langues du monde. On pourrait même pasticher Williams Shakespeare et dire, à sa suite, qu'elles sont semblables aux « rois et poètes qui ne viennent pas au monde chaque année. » Toutefois, de nos temps, à force d'avoir plaidé en faveur d'un certain réalisme linguistique d'une manière générale, le côté poétique de la vie commence à se faire rare pour ne pas dire que c'est la poésie elle-même qui disparaît. va jusqu'à observer notre entourage direct avec la précision d'un entomologiste dans l'espoir de tomber sur une belle tournure, mais rien n'y fait, car sous peine d'être transformé en statue de sel, il faut, malgré nous, remonter aux temps où cette substance était à la portée de tout le monde.