Treize années après, l'assassinat des sept moines de Tibéhirine en mars 1996 refait surface dans un contexte de crise larvée entre Alger et Paris. Depuis deux jours, la presse française fait ses choux gras de la déposition d'un ex-haut gradé de l'armée française. Une déposition qui apporte de l'eau au moulin du juge Marc Trevidic, qui dirige l'enquête ouverte en 2004 à la demande de la famille de l'un des moines assassinés et d'Armand Veilleux, ancien procureur général des cisterciens, assistés par l'avocat Patrick Baudouin. L'ex-officier supérieur n'est autre que le général à la retraite François Buchwalter qui, au moment des faits, était attaché militaire à l'ambassade de France à Alger. Les déclarations du général Buchwalter sont elliptiques et déroutantes. Entendu le 25 juin dernier par la justice française, l'ancien officier de l'armée française rompt son long silence pour pointer un doigt accusateur sur l'armée algérienne en lui imputant la responsabilité dans le massacre des sept moines. Visiblement en manque de preuves palpables, le général insiste sur le fait qu'il s'agissait d'une « bavure » que toute armée peut commettre. « Les hélicoptères de l'armée algérienne ont survolé le bivouac d'un groupe armé et ont tiré, s'apercevant ensuite qu'ils avaient non seulement touché des membres du groupe armé mais des moines. Ils se sont ensuite posés. Ils ont pris des risques. Une fois posés, ils ont découvert qu'ils avaient tiré notamment sur les moines. Les corps des moines étaient criblés de balles. Ils ont appelé par radio le CTRI de Blida », a déclaré le général devant le juge Marc Trevidic. Ses propos, rendus publics en premier lieu par le journal de droite française Le Figaro et le site Mediapart, ont vite été relayés par les agences de presse et d'autres médias français. D'où le général a-t-il obtenu un tel « élément d'information » aussi grave ? M. Buchwalter a affirmé qu'il s'agissait de « confidences » d'un ancien militaire algérien, dont le frère avait été aux commandes d'un hélicoptère lors de l'attaque. Des confidences qu'il avait eues quelques jours après les obsèques des moines. Dans sa déposition, le général à la retraite a précisé avoir écrit tout cela dans des rapports adressés au chef d'état-major des armées français et à l'ambassadeur de France en poste à Alger au moment des faits, Michel Lévêque. Les propos de M. Buchwalter, qui ne sont pas étayés par des preuves matérielles, s'inscrivent en faux contre la version des faits révélée à l'époque. Quand les Français négociaient avec Djamel Zitouni... Les sept religieux français avaient été enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 dans leur monastère isolé de Notre-Dame-de-l'Atlas, au sud d'Alger, ceinturé de maquis terroristes. Une zone qui avait connu auparavant des massacres tels celui du 14 décembre 1993 où 12 ouvriers croates avaient été égorgés à quelques kilomètres du monastère. L'enlèvement des moines a été revendiqué le 26 avril 1996 par le Groupe islamique armé (GIA) alors dirigé par Djamel Zitouni, qui proposait d'échanger les moines contre Abdelhak Layada, détenu. Le GIA aurait envoyé un « messager », un certain Abdullah, à l'ambassade de France à Alger afin d'ouvrir des négociations, comme rapporté à l'époque par les médias. Ce messager aurait remis au représentant de la DGSE une cassette audio dans laquelle on entendait la voix des moines ainsi qu'un texte signé de leurs mains. L'entretien aurait duré une heure et demie. Un système de contacts téléphoniques était mis au point de telle sorte que le GIA puisse rappeler. Et l'ambassade se serait engagée dans des négociations sans en informer les autorités algériennes, qui tentaient de leur côté de trouver les traces des ravisseurs. Plus d'un mois plus tard, le GIA annonçait dans un communiqué avoir décapité les captifs le 21 mai, en accusant le gouvernement français d'avoir « trahi » les négociations. Mais le gouvernement algérien s'est refusé à confirmer l'information. Neuf jours plus tard, il annonça la découverte des seules têtes des moines, retrouvées près de Médéa, détachées des corps disparus. Les têtes reposaient sur un fond de satin blanc et étaient chacune accompagnées d'une rose. Omar Chikhi, un émir des GIA repenti, affirma en 2001 que les moines ont été bien assassinés par Zitouni et ses acolytes sans l'accord de l'autre faction du GIA. Selon Omar Chikhi, c'est cette faction rivale qui s'en était prise à Zitouni et l'avait éliminé le 26 juillet 1996.Mais si les moines ont été criblés de balles tirées d'hélicoptères comme le disait le général Buchwalter, comment se fait-il qu'aucune victime n'ait été touchée à la tête ? Aussi, selon un ancien militaire algérien qui a requis l'anonymat, dans de telles opérations par hélicoptère, on tire plutôt sur des « coordonnées », ce qui « rend difficile de savoir ce qui est dedans »... L'assassinat de Mgr Claverie et la thèse du « qui tue qui ? » Dans le procès-verbal signé le 25 juin, le général Buchwalter avait même imputé de manière indirecte le meurtre, le 1er août 1996, de l'évêque d'Oran, Pierre Claverie, aux autorités algériennes : « Vous savez comment il est mort. Il a changé son billet au dernier moment. Très peu de gens étaient au courant. » « Les autorités n'appréciaient pas sa liberté de ton tant à l'égard des islamistes que du pouvoir algérien », a indiqué cet attaché de défense à Alger de 1995 à 1998. Pourquoi ? Selon lui, parce que Mgr Claverie « pensait à l'implication du pouvoir algérien » dans la mort des sept moines ! Cela peut-il être considéré comme argument appuyant une telle accusation à peine voilée ? Il faut dire que ce général à la retraite n'est pas seul dans ce qui s'apparente à une campagne de dénigrement de l'Etat algérien. L'ex-Premier ministre UMP, Jean-Pierre Raffarin, s'est prononcé pour une levée du secret-défense dans cette affaire. « Il faut qu'on connaisse vraiment ce qui s'est passé. C'est une affaire très douloureuse », a-t-il déclaré, appuyant ainsi l'appel de l'avocat des parties civiles, maître Patrick Baudouin, à la levée du secret-défense. Pour Me Baudouin, le témoignage de l'ancien général français est « une preuve qu'il y a eu dissimulation » de la part d'Alger et de Paris. Il estime que ce témoignage est « crédible » et « constitue une avancée très significative dans ce dossier ». « C'est la confirmation de ce que nous disons depuis l'origine, que c'est l'omerta qui a prévalu au nom de la raison d'Etat », a-t-il indiqué à la presse. Outre les rapports rédigés par François Buchwalter au chef d'état-major des armées, l'avocat Baudouin compte également demander les auditions d'Hervé de Charette (à l'époque ministre des Affaires étrangères), celle d'agents des services du renseignement français ainsi qu'une nouvelle audition de Michel Lévêque, ambassadeur à Alger au moment des faits. Le Président français a de son côté réagi sur cette affaire. Interrogé à l'issue d'un sommet franco-britannique à Evian (Haute-Savoie), M. Sarkozy a demandé de laisser la justice faire son travail. « Il y a un juge d'instruction qui est en charge de ce dossier, la justice est saisie. Les déclarations de ce témoin ont été faites devant un juge. Laissons la justice faire son travail », s'est-il contenté de dire. Du côté d'Alger, c'est l'omerta. Toutes nos tentatives de joindre des responsables au niveau du ministère de la Défense nationale se sont avérées vaines. Les déclarations du général Buchwalter sont-elles fiables ? Pourquoi n'a-t-il parlé que maintenant ? Pour quelle raison sa déposition a été largement relayée par les médias français ? Si les moines avaient été victimes d'une bavure, pourquoi le GIA a-t-il revendiqué leur assassinat ? Que s'est-il passé après que le messager du GIA se soit présenté à l'ambassade de France à Alger ? Beaucoup de zones d'ombres qui méritent d'être élucidées.