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De l'écriture à la libération des papillons* (1re partie)
André Brink-Au symposium sur la littérature africaine
Publié dans El Watan le 28 - 07 - 2009

André Brink, un des écrivains africains parmi les plus en vue actuellement dans le monde, développe une écriture flamboyante, résolument hardie et engagée par son contenu humaniste et généreux. L'auteur de Une Saison blanche et sèche (1980), un roman qui lui a valu plusieurs distinctions et des problèmes avec les autorités de l'apartheid, a donné une longue conférence le vendredi 17 juillet dernier à l'occasion du Symposium sur la littérature africaine organisé à la Bibliothèque nationale (El Hamma, Alger) dans le cadre du Festival panafricain. Cette conférence, qui avait pour thème « La littérature sud-africaine », est d'une richesse telle qu'à El Watan, nous avons estimé qu'elle devait être mise à la portée de nos lecteurs.
Un texte recueilli et adapté
D'abord, avant de commencer, je demande votre indulgence parce que mon intervention a été rédigée en anglais, il faut donc que je la traduise en français au fur et à mesure qu'elle va être développée. S'il y a donc quelques hésitations, je vous demande à l'avance d'être compréhensifs. Je vais commencer par une toute petite anecdote qui, en soi, n'a rien à voir avec la littérature sud-africaine, mais qui, dans un sens beaucoup plus profond, a tout à voir, non seulement avec celle-là, mais avec toute la littérature ainsi qu'avec l'ensemble de la profession littéraire dans le monde. Il y a quelques années, je me trouvais à Prague ; je visitais un petit musée situé au centre, non loin du cimetière juif, où reposaient des victimes de l'Holocauste tombées dans le camp de concentration de Tréblinka (en Pologne, ndlr). Ce qui m'a surtout frappé, et qui est un des souvenirs que j'ai rapportés de Prague, est quelque chose qui restera avec moi toute ma vie. Il y avait dans ce petit musée toute une petite collection de papiers sur lesquels des enfants qui allaient être tués dans ce camp écrivaient quelques mots, dessinaient quelques petits dessins… Ce qui m'a le plus frappé, et c'est l'image qui m'accompagnera pour le reste de ma vie, venait d'un petit garçon de huit ans. Il n'a écrit qu'une seule phrase : « Ici je n'ai pas vu de papillons. » Il ne voulait rien dire au sujet de ce qu'il a vécu pendant tous les mois de sa détention jusqu'à sa mort.
Faire exister ce qui a existé, ce qui n'existe plus et ce qui n'a pas existé. Il avait vécu, il avait vu et tout ce qui l'avait frappé était le fait qu'il n'y avait pas de papillons. Mais il l'a écrit et cette ligne sur une feuille blanche, c'est ce qui me restera. C'est pour moi quelque chose d'essentiel d'être écrivain dans le monde. On écrit et l'on parle des papillons qu'on aperçoit. Mais aussi, on écrit sur les papillons qui ne sont plus là. Donc l'écriture a le pouvoir de mémoriser ce qui a existé autrefois mais aussi d'évoquer et de faire exister ce qui n'existe plus ou ce qui n'existe pas. Et quand je vais essayer de dire quelque chose sur l'état de la littérature d'Afrique du Sud depuis le démantèlement de l'apartheid et qui a beaucoup de parallèles avec ce que vous connaissez dans vos pays à vous et un peu partout dans le monde depuis surtout la Seconde Guerre mondiale mais de façon plus spéciale depuis qu'est tombé le Mur de Berlin et ensuite la fin de l'Union Soviétique, la fin de plusieurs régimes en Amérique latine, la fin de toute une époque de guerre froide, nous sommes tous en train d'essayer de dessiner un nouveau monde et de réaliser de nouvelles bases et de nouvelles possibilités pour notre avenir sur les ruines du passé, des ruines qui, par beaucoup d'aspects, ne méritent plus d'être évoquées, mais qui ont avec elles partout où elles sont le souvenir de ce qui existait.
Quelquefois, ce sont les papillons de notre amour, parfois ce sont des papillons qui n'ont jamais existé et d'autres fois, ce sont des papillons qui pourraient être ressuscités dans notre monde nouveau. Je voudrais maintenant expliquer un peu ce que fut le développement de la littérature en Afrique du Sud depuis le démantèlement de l'apartheid parce qu'il s'agit réellement d'un nouveau départ. C'était, et c'est toujours, une période durant laquelle nous essayions de trouver les possibilités d'une reconstruction qui se réaliserait dans le respect de la construction de notre monde nouveau. C'est une tentative ! On n'est pas toujours sûr où elle peut nous mener et c'est justement là l'aventure de la situation actuelle. Parce qu'on ne sait pas où cela peut nous mener, il fallait aller à tâtons, il fallait procéder avec la joie de la découverte et de la redécouverte.
L'apartheid, la littérature et l'histoire
Tout pouvait s'arrêter dans la faillite, on ne sait jamais, mais cela pouvait donner lieu à une réussite, à de nouvelles découvertes spectaculaires. C'est cependant surtout cette impression de nous trouver dans un monde nouveau où tout est possible. C'est cette énorme découverte de la possibilité de tout oser après des années déprimantes des années molles, des années noires de l'apartheid qui était la fin et le couronnement de presque 400 ans de colonisation dans mon pays à moi. Donc l'apartheid n'était qu'une période de cette longue et funeste époque de colonisation. Finalement, nous pouvons commencer à respirer les possibilités d'un nouveau monde. C'est très déprimant de constater que déjà plusieurs possibilités de ce nouveau monde où nous sommes entrés, il y a quinze ans seulement, ont déjà mené à des conséquences assez désastreuses. Nous gardons cependant l'espoir en considérant que ce n'est qu'un début et que l'on peut choisir d'autres voies parce que, justement, il y a tant de possibilités ouvertes devant nous.
En parlant de la littérature qui se construit actuellement depuis la fin de l'apartheid, on n'était pas tout à fait sûr qu'on avait atteint cette fin parce que beaucoup d'aspects démontraient la mentalité de l'apartheid qui persistaient, continuent sous différentes formes et continueront de nous hanter encore pendant les années à venir. Les attitudes de racisme, de méfiance, de suspicion persistent sous différentes formes. Et, c'est justement au regard de cette persistance qu'on est toujours conscients de la perfidie d'une situation au cas où cela pourrait recommencer. En parlant de la nouvelle littérature dans mon pays, il faut rappeler qu'elle vient seulement de démarrer parce que cela ne remonte qu'à quinze ans, ce qui n'est pas grand-chose dans l'histoire d'un peuple. A cause de cela, il n'est pas encore très facile d'expliquer tout ce qui se passe et d'expliquer en profondeur les nouvelles possibilités qui se sont annoncées et qui s'annoncent de jour en jour.
En même temps, il faut se souvenir que bien avant le changement de régime, bien avant la transition vers une nouvelle Afrique du Sud, en 1994, les artistes, les écrivains avaient déjà commencé. Ils étaient déjà conscients bien avant les politiciens que ces changements allaient venir. Pour les artistes, les écrivains, les sculpteurs, les musiciens, les metteurs en scène, les chanteurs, les changements avaient bien commencé avant les changements politiques, lesquels n'étaient qu'une affirmation politique des mutations qui étaient en train de s'annoncer. Donc, bien que cette nouvelle Afrique du Sud se trouve autour de nous depuis 15 ans, l'essence du nouveau était déjà avec nous bien avant 1994.
De la scène publique ouverte à l'intérieur de l'individu
Je parlerai donc un peu de la situation que je perçois autour de moi. J'évoquerai également – on m'a demandé de le faire – ce que moi-même j'ai essayé d'apporter à cette situation, mais je vais le faire avec beaucoup d'hésitation parce que tout simplement je n'aime pas parler de ma propre écriture mais tout naturellement quand ce serait possible d'illustrer une certaine tendance, j'aurais recours à ceci, mais seulement en dernier recours. Je crois que la caractéristique la plus importante du changement que nous vivons actuellement peut s'expliquer par une sorte de mouvement à l'intérieur de soi-même, donc de s'écarter de plus en plus de la politique comme drame, comme spectacle public, comme phénomène social vers une internalisation, une intériorisation de tout ce que nous apercevons autour de nous. Je dois préciser que sous beaucoup de formes, on était déjà conscient dans la littérature sud-africaine d'une sorte d'équilibre entre ce qui se passait sur la scène publique ouverte et l'intérieur de l'individu. Ce qui était important, c'est que de plus en plus, on aperçoit ce mouvement qui s'écarte de la scène publique et politique vers l'expérience individuelle.
On est donc conscient de par notre milieu de la condition sociale en tant que telle, bien que le plan social, le niveau social, l'expérience sociale restent encore longtemps au sein de ce qui se passe dans la littérature sud-africaine. Il y a plutôt un mouvement vers la traversée de cette expérience au plus profond de soi-même. Donc non pas seulement, en premier lieu, les événements politiques mais les résultats et les répercussions de ces événements dans l'âme de l'individu. Cela ne veut pas dire qu'il y a une sorte de négation de la politique parce qu'une fois qu'on a vécu, qu'on a vu, comme cela s'est passé aussi dans beaucoup de vos pays, l'expérience politique comme une scène où se joue le drame de l'existence, le drame que provoquent les tensions nées des mouvements des peuples.
Sur un plan public, on ne peut continuer d'essayer de se convaincre que ce genre d'expérience n'existe plus et qu'il ne reste que l'expérience individuelle ; on ne peut pas faire ça, surtout qu'on a comme moi, comme les écrivains d'Afrique du Sud l'ont eu comme d'ailleurs beaucoup d'entre vous. Il faut vivre avec les autres, il faut lutter avec les autres et essayer de construire un nouveau futur ensemble. Une fois que la situation a changé, on ne peut pas rayer cette expérience de sa conscience. On reste profondément conscient de ce que c'était que de travailler avec les autres. Cela rappelle un peu l'expérience de ceux qui s'étaient engagés dans la résistance en France et ailleurs contre les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Après, oui on doit poursuivre son propre chemin et revenir à une vie ordinaire. Cependant, on va continuer de se souvenir de ce que c'était cette expérience collective, de partage et de ce sentiment de se sentir faire partie d'une existence plus large que soi-même qui dépasse l'individu et son petit univers quotidien. Le souvenir de cette expérience persiste à l'intérieur de la conscience, mais maintenant après l'apartheid il y a pour une conscience de vouloir continuer et scruter au fond de soi-même pour y découvrir ce qu'il y a, du moins ce que j'ai en commun avec les autres, c'est-à-dire ce qui est profondément en moi mais qui n'est pas exclusivement en moi parce que cela reste une expérience qui me lie aux autres. Elle n'est pas seulement parallèle aux expériences des autres, mais est un creuset dans lequel se rassemblent des expériences multiples se trouvant autour de moi et dans la même situation.
Les écrivaines en avant-garde
Ce que disait déjà le féminisme dans un autre contexte : « Ce qui est personnel est public et en même temps ce qui est public devient quelque chose de très personnel et privé. » Cela est une chose qui était toujours évidente dans l'œuvre de J. M. Coetzee En attendant les barbares par exemple. Je dois d'abord expliquer que la plupart de ces titres je les ai notés en anglais et je ne suis pas toujours sûr des traductions. Gordimer, notre autre prix Nobel de la littérature, en Afrique du Sud, elle aussi avait commencé à donner une importance de plus en plus grande à l'expérience individuelle dans Histoire de mon fils (My son's story) et d'autres de ses ouvrages comme Personne pour m'accompagner. Nous pouvons certainement constater ce nouveau mouvement vers l'intériorité dans un roman remarquable de Sindiwe Magonna Mother to mother qu'on traduira par « Mère à mère » qui est une des meilleures œuvres romanesques parues en Afrique du Sud ces dernière années. Il s'agit d'une mère noire qui raconte l'expérience de son fils, lequel a été condamné suite à l'assassinat d'une jeune étudiante américaine qui se trouvait en Afrique du Sud juste au seuil de la nouvelle ère, donc au début des années 1990.
Pour l'auteur, ce qui est important, ce n'est pas en premier lieu l'action d'un groupe de jeunes militants, mais les répercussions d'une telle expérience dans l'âme de la mère de cet activiste. On voit également cette démarche dans les écrits des meilleurs jeunes écrivains sud-africains comme The Good Doctor, « Le bon médecin » de Damon Galgut. Il me paraît probable qu'une vraie influence sur ce changement qui est un mouvement du public vers l'intériorité est la conséquence des travaux de la commission Vérité et réconciliation. Il y a beaucoup de choses qui ont tourné mal dans l'histoire de cette commission. Comme forme de respect, ce n'était pas réussi, mais en même temps s'il n'y avait pas les travaux de cette commission, ce serait impossible de prévoir ce qu'aurait été l'Afrique du Sud aujourd'hui ; c'était une expérience centrale qui mit à jour la souffrance à travers les témoignages de centaines de milliers d'individus qui se trouvaient au milieu de l'horreur qu'était l'apartheid en Afrique du Sud. Pour la première fois dans l'histoire sud-africaine, pour une première fois dans l'histoire du colonialisme, les victimes de la torture, les victimes de la souffrance avaient l'occasion de témoigner en public pour dire leur propre histoire, de se faire écouter sachant que leurs témoignages étaient écoutés et enregistrés. (A suivre...)
(*) Les titres et les intertitres sont de la rédaction


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